Il y a 50 ans, l’armée suisse bombardait le Liechtenstein
Une erreur d’artillerie, en octobre 1968, sème la pagaille entre Vaduz et Berne. L’histoire s’était répandue jusqu’aux EtatsUnis, via un canular sur «l’impérialisme suisse». Elle a été récemment redécouverte par les Documents diplomatiques suisses
Coup de tonnerre entre Berne et Vaduz! Ou plutôt: détonation d'armes de guerre. Le 14 octobre 1968, l'armée suisse tire, accidentellement, depuis la forteresse de Magletsch dans le Rheintal saint-gallois, cinq salves d'artillerie d'obus d'entraînement sur le territoire du Liechtenstein voisin. Les éclats s'abattent dans les environs de la commune touristique de Malbun. Par chance, personne n'est blessé. Cinquante ans après, il est assez délicieux de se souvenir que cet incident embarrassant avait suscité un débat indigné dans les médias sur le respect de la souveraineté de la principauté.
Cinq détonations
La Neue Zürcher Zeitung (NZZ) a raconté cette histoire il y a une dizaine de jours, que nous résumons ici. Ce lundi matin là «s'annonce comme une belle journée d'automne à Malbun, village pittoresque situé à plus de 1600 m d'altitude. Quelques habitants font leurs courses, la plupart des clients de l'hôtel sont depuis l'aube en randonnée en montagne, une poignée d'ouvriers travaillent à la réhabilitation de la rue du village.»
Jusque-là, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. «Mais l'idylle se termine peu après 9 heures. En quelques secondes, cinq détonations brisent cette ambiance propice à la contemplation. […] Des éclats de métal se mettent à tomber sur les villageois, […] on parle de grenades ou d'objets similaires provenant d'un arsenal militaire»... Le lendemain, le Volksblatt de la principauté évoque «l'incident le plus grave» à ce jour, qui pourrait être attribué à des exercices de tir par l'armée suisse». Le Département militaire fédéral parle d'«une erreur d'artillerie avec des munitions d'entraînement». Le gouvernement du Liechtenstein dépose plainte auprès de son ambassade à Berne, un peu «pour la forme». Le Conseil fédéral présente rapidement ses excuses officielles, et le problème semble déjà réglé. L'affaire rebondit pourtant dans les médias. La Neue Presse de Hanovre, en Allemagne, y voit «une occasion bienvenue d'informer la Suisse sur la manière de traiter avec le Liechtenstein, qui est un Etat souverain, ni 26e canton, ni protectorat, ni colonie». Ce, dans un contexte électrique: depuis 1965 déjà, Berne et Vaduz tentent de négocier sur les inconvénients que vivent les Liechtensteinois à cause de la place d'armes de Saint-Luzisteig (GR), qu'ils jugent trop bruyante.
«Il faut arrêter les Suisses avant qu’ils nous attaquent»
L'incident de 1968 pourrait finalement paraître anecdotique. Toutefois, il survient au plus mauvais moment. Cette année-là est celle de toutes les contestations*, à peine deux mois après l'écrasement du printemps de Prague par les forces du pacte de Varsovie. Une bonne part de la jeunesse helvétique se nourrit d'antimilitarisme, l'objection de conscience contre la guerre du Vietnam monte aux Etats-Unis, et ailleurs aussi. Mais la grande muette helvétique continue à se repaître de ses fondamentaux de milice, celle qui a barré la route aux nazis il y a moins de trente ans.
Ce «bombardement» a beaucoup offusqué le premier ministre, Gerard Batliner, et le chef de l'Etat, François-Joseph II, prince souverain de Liechtenstein, le premier à vivre dans la principauté, au château de Vaduz. Un diplomate avisé qui saura faire de son pays un havre de paix et de prospérité, notamment grâce à l'instauration de conditions fiscales avantageuses pour les entreprises.
Toutefois, il manquait un élément à cet épisode historique relaté par la NZZ: la «dimension internationale» de l'incident. Quelques jours après, des étudiants américains avaient protesté devant les représentations de la Suisse aux Etats-Unis contre cet acte de l'«impérialisme suisse». A ce sujet, les Documents diplomatiques suisses (Dodis) ont apporté mercredi 24 octobre leur propre contribution, plutôt cocasse.
L'historien Thomas Bürgisser, collaborateur scientifique de Dodis, écrit qu'«avec des banderoles, la jeunesse étudiante défile devant le consulat général suisse à New York le 26 octobre 1968 (dodis.
ch/dds/11337). Dans le tract que les activistes du groupe «Les étudiants pour les droits du Liechtenstein» distribuent, ils appellent sans détour au boycott du fromage suisse [«qui pue»], du chocolat et des horloges à coucou. La «politique militaire d'agression impérialiste» contre «le peuple amoureux de liberté de la glorieuse nation liechtensteinoise» n'en est peut-être qu'à ses débuts, disent-ils aux passants: «Il nous faut arrêter les Suisses MAINTENANT avant qu'ils nous attaquent également» (dodis.ch/36176).
Une «surveillance discrète»
Et de poursuivre: «L'ambassade suisse à Washington exerce une surveillance discrète des initiateurs de l'action.» Mais en fait, cette agitation n'est, on l'aura compris, qu'un canular, comme l'écrivent à New York et à Washington les représentants des consulat et ambassade suisses, en y joignant deux photocopies d'articles parus dans le journal de l'Université du Maryland. «L'ampleur et la fréquence des mouvements de contestation et de protestation» au sein des académies états-uniennes «ne permettent jamais de savoir comment une telle manifestation tournera», indiquent à Berne les diplomates, inquiets (dodis.ch/36177). «Une manifestation prévue le 9 novembre devant l'ambassade n'a finalement pas lieu. Au lieu de cela, les étudiants prirent part à une action des catholiques libéraux pour la contraception.»
Plus porteuse, la pilule avait visiblement évincé «l'impérialisme suisse» dans la liste des priorités des manifestants. Chacun son métier et les vaches seront bien gardées, de part et d'autre du Rhin.
▅ * Voir sur le web notre dossier: letemps. ch/dossiers/lete-68-jour-jour