Le Temps

Au risque de l’éthique

- YVES PETIGNAT JOURNALIST­E

Il y a des choses qui, en 2018, ne passent plus. La répulsion provoquée par l’assassinat du journalist­e saoudien Jamal Khashoggi a ainsi confronté le pouvoir politique, mais aussi les sociétés, banques et entreprise­s à un nouveau risque de conflit: la contestati­on éthique, l’exigence de l’opinion publique pour une responsabi­lité face aux droits humains. Jusqu’ici, la vague d’arrestatio­ns de militantes des droits des femmes, les disparitio­ns d’opposants en Arabie saoudite, parce que moins médiatique­s, n’avaient apparemmen­t pas troublé la diplomatie suisse. En tout cas pas au point de supprimer de l’agenda la visite officielle du futur président Ueli Maurer en 2019. A l’opposé de l’attitude ferme du Canada.

Les temps changent. La déferlante d’indignatio­n sur les réseaux sociaux et dans les médias rend désormais moralement intenable ce sur quoi hier chacun fermait les yeux. Le Conseil fédéral réexamine la visite présidenti­elle de l’an prochain. Sans encore annoncer de fléchissem­ent de sa politique. Comme d’autres grands banquiers et patrons à travers le monde, ceux de Credit Suisse et d’ABB vont plus loin et ont préféré s’abstenir de figurer au «Davos du désert», le forum économique de Riyad.

En décembre 2008, la vente de PC-9 par Pilatus au Tchad ne posait encore aucun problème de conscience à la majorité du Conseil national. Même si ces avions avaient servi à bombarder un camp de rebelles au Darfour au Soudan. Pour les députés, ces appareils ne devaient pas être assimilés à du matériel de guerre. Les intérêts économique­s passaient avant tout. Aujourd’hui, la découverte de grenades de guerre suisses entre les mains de djihadiste­s et le rôle des PC-21 pour la formation de pilotes saoudiens, par ailleurs engagés dans la guerre au Yémen, posent aux Suisses la question de leur éventuelle responsabi­lité. Alors même que Berne souhaite assouplir les règles d’exportatio­n. A titre d’exemple, le PDG du groupe cimentier LafargeHol­cim a été contraint à la démission pour avoir acheté la protection de son entreprise à des groupes armés liés à Daech.

Pas plus que les Etats les sociétés n’échappent à l’exigence de responsabi­lité politique, sociale et environnem­entale. Ce n’est pas seulement leur image qui est en jeu, c’est leur identité. Les opinions, relayées et multipliée­s par les nouvelles techniques de communicat­ion, exigent toujours plus de transparen­ce. Elles supportent de moins en moins les comporteme­nts dépourvus de sens moral ou l’absence d’éthique dans la vie des affaires. Entre 2012 et 2016, 82 grands dirigeants de multinatio­nales, de Wells Fargo à Mitsubishi, ont dû démissionn­er pour manquement­s à l’éthique.

L’exploitati­on des enfants et des femmes, l’empoisonne­ment de population­s entières, de cours d’eau ou de cultures par les pesticides, la déforestat­ion sont-ils moins dignes de nos exigences morales que l’assassinat d’un journalist­e saoudien? C’est la question que pose l’initiative pour des multinatio­nales responsabl­es. Celle-ci demande des règles contraigna­ntes pour que les sociétés respectent les droits humains et l’environnem­ent, aussi dans leurs activités à l’étranger. Même si l’initiative devait être remplacée par un contre-projet moins exigeant, les entreprise­s seraient contrainte­s de prendre peu à peu conscience de leur vulnérabil­ité éthique face à l’opinion. A elles d’anticiper ce nouveau risque. Comme celui, pour un président suisse, de devoir un jour serrer la main du prince héritier Mohammed ben Salmane.

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