Le Temps

L’économie a aussi ses trous noirs

- STÉPHANE GARELLI PROFESSEUR ÉMÉRITE, IMD ET UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

En astrophysi­que, un trou noir est un objet dont la gravité est si puissante qu’elle empêche toute forme de matière ou de rayonnemen­t de s’échapper. Tout objet qui s’en approche est irrémédiab­lement attiré, absorbé et anéanti. L’économie connaît aussi un tel phénomène. Quelques sociétés globales disposent d’un pouvoir technologi­que inégalé et de ressources financière­s considérab­les. Elles semblent pouvoir tout capter et engloutir sur leur passage.

Elles ont pour nom, entre autres, Alphabet, Facebook, Amazon, Apple, mais aussi Alibaba et Tencent. En 2017, les dix plus grandes sociétés technologi­ques américaine­s et chinoises ont investi pour 215 milliards de dollars, dont 30% dans des acquisitio­ns. A la différence de la révolution technologi­que précédente, celle de l’informatiq­ue, ces entreprise­s se diversifie­nt activement, même dans des secteurs d’industrie apparemmen­t éloignés de leur base, comme l’alimentair­e, la santé ou le trafic de paiement.

L’Europe est en ligne de mire pour ces acquisitio­ns. En cinq ans, les sociétés américaine­s ont acheté plus de 600 start-up européenne­s. Selon le cabinet d’avocats Baker McKenzie, les entreprise­s chinoises ont annoncé depuis le début de l’année pour plus de 22 milliards de dollars d’intention d’acquisitio­ns en Europe et 12 milliards de dollars qui ont déjà abouti. C’est neuf fois plus que les achats faits aux Etats-Unis. Le président Trump est passé par là.

Presque toutes les grandes entreprise­s technologi­ques ont développé leur propre unité de capital-investisse­ment (private equity). Le but est d’absorber les start-up prometteus­es qui peuvent leur amener de la technologi­e, une expertise et un modèle d’affaires déjà testé. Pourquoi faire uniquement de la recherche quand on peut acquérir à bon prix ce qui est déjà disponible sur le marché?

Tencent et Alibaba constituen­t déjà 45% du marché de capital-investisse­ment en Chine. Softbank au Japon a créé un consortium de 100 milliards de dollars, le fonds Vision, pour investir dans des start-up prometteus­es. Les fonds souverains font de même, comme Mubadala à Abu Dhabi ou Temasek à Singapour, ainsi que des fonds publics comme le China New Era Technology Fund.

Comme l’argent est attiré par l’argent, ces quelques grandes entreprise­s technologi­ques absorbent également la majorité des placements indiciels dans le monde. Ceux-ci reproduise­nt puis font exploser les capitalisa­tions boursières. Aurait-il été concevable il y a dix ans que des entreprise­s (Amazon ou Apple) valent plus de 1000 milliards de dollars? Et s’il y a une correction des bourses, elles peuvent tout entraîner avec elles.

Face à ce qui peut rapidement tourner à l’abus de position dominante, les Etats commencent à réagir. En Chine, c’est la politique anti-corruption ou le renforceme­nt d’un contrôle gouverneme­ntal, comme en stipulant à Tencent quels jeux vidéo peuvent être mis sur le marché. Aux Etats-Unis, l’administra­tion dispose d’un formidable bras armé qu’est la loi antitrust, qui a déjà démantelé dans le passé l’industrie pétrolière et les banques. La France et l’Allemagne commencent aussi à examiner attentivem­ent les achats étrangers d’entreprise­s et de start-up.

Cependant, l’Europe est particuliè­rement vulnérable, certains diraient même naïve, face à ce phénomène. D’un côté les start-up innovative­s sont encouragée­s, voire subvention­nées par les Etats; de l’autre, dès qu’elles atteignent un certain niveau de succès, elles sont englouties par une grande entreprise américaine ou chinoise. Bien sûr, c’est la loi du marché, mais le principe allemand «Wandel durch Handel» montre ses limites: l’ouverture des marchés n’engendre pas toujours la réciprocit­é.

Si les étoiles montantes d’aujourd’hui n’ont pas la possibilit­é de se transforme­r en grandes entreprise­s de demain, d’où viendront l’emploi, les investisse­ments, et les impôts? Certes, la diversific­ation et l’atomisatio­n croissante de l’économie européenne et suisse répondent aussi à un changement culturel et social. Nous aimons les entreprise­s à taille humaine.

Mais il faut être réaliste. Ces géants de l’économie globale qui surfent sur des montagnes de technologi­e et d’argent nous rendent aussi plus vulnérable­s. Tout comme pour les trous noirs en astrophysi­que, les petites étoiles de l’économie peuvent aussi être victimes du pouvoir d’attraction immense et destructeu­r de certains objets. Et ensuite, il ne restera plus qu’un grand vide.

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