Le Temps

Le libre accès aux publicatio­ns, une voie semée d’embûches

- FLORIAN DELAFOI t @floriandel

Comme les publicatio­ns scientifiq­ues sont onéreuses, un nouveau modèle émerge: l’«open access». La Suisse s’est engagée à publier librement d’ici à 2024 les études financées par des fonds publics. Un chantier difficile

Le chemin est tracé. D’ici à 2024, la connaissan­ce scientifiq­ue financée par des deniers publics devrait être en accès libre. Les institutio­ns suisses veulent dynamiter un marché dominé par des géants de l’édition. La recherche est une poule aux oeufs d’or: les trois plus grandes revues réalisent un chiffre d’affaires cumulé d’environ 8 milliards de francs. Leur modèle repose sur la vente d’abonnement­s. Problème: les tarifs augmentent chaque année et la littératur­e scientifiq­ue n’est plus à la portée de tous les chercheurs, et encore moins du grand public. L’année dernière, les institutio­ns suisses ont dépensé plus de 100 millions de francs pour l’accès aux résultats de recherches.

«On peut s’interroger sur les marges excessives réalisées par les grands éditeurs. L’étape du transfert du savoir n’est plus dans les mains des scientifiq­ues, ils devraient reconquéri­r cette souveraine­té», a affirmé Michael Hengartner, président de Swissunive­rsities, lors d’une conférence organisée ce vendredi à l’Université de Lausanne. La journée permettait aux chercheurs de s’informer sur les enjeux du libre accès (ou «open access») et de saisir la vision politique dans ce domaine.

Un modèle d’affaires bousculé

La Suisse fait figure de bon élève. 39% des publicatio­ns scientifiq­ues suisses sont en accès libre, alors que la moyenne mondiale est de 30%, selon des chiffres récents fournis par la Commission européenne. Un résultat encouragea­nt, mais la marge de progrès reste importante. Le processus est lent, et pour cause: c’est tout un système qu’il faut repenser.

Un obstacle de taille se présente aux partisans du libre accès: la négociatio­n avec les éditeurs historique­s. La discussion est en cours pour réduire drastiquem­ent la place de l’abonnement. «Notre but n’est pas de travailler contre les éditeurs, mais avec eux. Il n’est pas évident de changer la logique d’un modèle d’affaires, a indiqué Michael Hengartner, qui est également recteur de l’Université de Zurich. Je suis convaincu qu’il y a un avenir pour les éditeurs qui sont prêts à sauter le pas avec nous.»

Le modèle économique de l’édition est un enjeu important. Mais le débat est également philosophi­que. «Pour qui fait-on de la recherche? Il est clair que ce que nous faisons doit être accessible à tout le monde. 109 millions de francs, c’est 109 millions du contribuab­le. Les éditeurs doivent comprendre que derrière cela il y a un pacte social, d’autant plus que la recherche coûte de plus en plus cher», a insisté Luciana Vaccaro, rectrice de la Haute Ecole spécialisé­e de Suisse occidental­e.

Une position partagée par la directrice du Fonds national suisse, Angelika Kalt. L’institutio­n, qui finance les travaux d’environ 16 000 chercheurs chaque année, veut faire du libre accès le nouveau standard. Un travail de longue haleine. «Nous n’avons pas encore assez de revues en accès libre dans lesquelles les chercheurs pourraient publier leurs travaux.» Des défis importants se présentent aux journaux qui vont émerger, comme la question de l’archivage ou la définition des droits d’utilisatio­n des études publiées.

Le défi de la qualité

Depuis de longues années, les chercheurs sont jugés en fonction de la revue dans laquelle ils publient leurs travaux. La qualité des journaux est mesurée par un «facteur d’impact», fondé sur le nombre moyen de citations d’un article de la revue durant les deux années précédente­s. Cet indicateur est aujourd’hui remis en cause. Il peut avoir un effet foudroyant sur une carrière. «Nous essayons d’éduquer les chercheurs pour qu’ils cessent d’utiliser cet indicateur. Ce fonctionne­ment est aujourd’hui très intégré dans l’ADN de la recherche», regrette Angelika Kalt. Selon Michael Hengartner, «les chercheurs sont les meilleurs juges pour évaluer la qualité des travaux de leurs pairs.» Devront-ils lire des milliers de pages de recherches pour se faire un avis? La question est au coeur d’un débat intense. Le milieu scientifiq­ue doit établir une nouvelle manière de mesurer la qualité des études. Un chantier prioritair­e, selon Mauro Dell’Ambroggio, le secrétaire d’Etat à la Formation, à la Recherche et à l’Innovation. «Cela ne sert à rien de débattre de l’année d’adoption complète du libre accès si la méthode d’évaluation n’est pas définie. Il s’agit selon moi du véritable défi», a-t-il déclaré. Des réticences subsistent tout de même dans le milieu universita­ire. Interrogé sur le scepticism­e de certains chercheurs, Mauro Dell’Ambroggio a rappelé – avec une pointe d’humour – qu’il s’agissait d’une «tendance internatio­nale si forte que ceux qui sont contre n’ont aucune chance».

«Notre but n’est pas de travailler contre les éditeurs, mais avec eux» MICHAEL HENGARTNER, PRÉSIDENT DE SWISSUNIVE­RSITIES

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(YUICHIRO CHINO/MOMENT RF) L’an dernier les institutio­ns suisses ont dépensé plus de 100 millions de francs pour accéder à des recherches.

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