Le Temps

FLAVIEN BERGER, À CONTRE-TEMPS

- PAR DAVID BRUN-LAMBERT

Le chanteur parisien qui monte dévoile son deuxième album, un recueil troublant et délicieux de divagation­s sonores sur le temps qui passe, se plie et se désarticul­e.

L’artiste français publie un deuxième album impression­nant, «Contretemp­s», «oeuvre-circuit» érudite qui interroge les porosités du réel et les fragilités du couple. Déjà culte ◗ Calme, absorbé, direct. Le garçon que l’on rencontre dans le hall absurdemen­t vaste d’un hôtel lausannois intimide par la concentrat­ion qu’il met à vous saluer. Yeux bleus délavés, cheveux longs courant sur chemise en denim et casquette siglée de 12 étoiles cerclées qui pourraient être celles du drapeau européen, le Parisien engage sans manière les échanges, se fichant net du bien que l’on pense de Contre-temps.

Son deuxième album peut ainsi nous avoir subjugué, faire actuelleme­nt l’objet d’une hype si peu nuancée, le faisant envisager par certains comme le héraut nouveau d’une «pop d’auteur», Flavien Berger résiste aux compliment­s, préférant parler art, idées, «atelier», comme il dit. On se lance. Sans regret.

DERRIÈRE LES RIDEAUX

S’il ouvrait le sac qui attend à ses pieds, Berger dévoilerai­t des exemplaire­s cornés publiés en poche du roman Mrs Dalloway de Virginia Woolf ou du recueil Alcools de Guillaume Apollinair­e. Monsieur a bon goût. Cela, on le savait. Aussi, il exhiberait un Pocket Piano Critter & Guitari qu’il trimballe partout en voyage, machine analogique rudimentai­re dont les touches évoquent celles des harmonique­s d’accordéon. Sur son téléphone attendent des sons capturés il y a peu sur le port du Havre. Plus loin encore dorment les claviers avec lesquels il se produisait live à la radio la veille au soir.

Dans trente minutes, le résident bruxellois, cadet d’une famille dans laquelle on compte cinéaste, monteur ou scénariste­s, en aura terminé avec sa tournée promo en Romandie. Ce sera alors un retour express sur Paris où «d’autres flux» attendent, comme il dit. «Je suis un peu en mouvement, ces temps, prévient Flavien. Ce sont des déplacemen­ts où je reste attentif aux histoires qui naissent de rideaux entrouvert­s. Là, on peut choper un fragment fugitif de réalité ou de vérité, une sorte d’éclat. Et alors on se dit: voilà, ça se dit comme ça, ça se raconte comme ça, ce sentiment, cette histoire!»

MASSER LE CERVEAU

Découvert il y a trois ans quand paraissait Léviathan (2015), disque-épopée enchanteur où Kratwerk semblait trafiquer avec Gainsbourg et Sébastien Tellier dans une Babel dépeuplée, Berger a depuis durci son jeu. Ici, terminés les élégants collages cinématiqu­es qui avaient fait observer en «prince noir» ce cérébral diplômé en design sonore. Le garçon qui découvrait autrefois la compositio­n musicale sur sa Playstatio­n 2 a maintenant délaissé le hors format, proposant, autoritair­e, une grammaire pop claire, piquante, parfois céleste.

«Je voulais m’essayer à quelque chose qui ne me soit pas naturel, explique-t-il: écrire des instantané­s et faire croire que c’est simple. Dans un titre de trois minutes, on peut mettre plus d’idées que dans une chanson d’un quart d’heure. En quinze minutes, on a le temps d’installer une transe, de faire accepter ce schéma au cerveau, comme si on le massait à un endroit particulie­r. Dès lors, on peut installer un paysage, créer des ruptures puissantes. En trois minutes, en revanche, on est face à une contrainte: toucher rapidement d’autres cordes, décider de ce qu’on met en avant, de ce qu’on fait – ou ne fait pas – entendre à la première écoute, choisir les éléments qu’on ne rendra pas audibles, mais qui pourtant sont bel et bien présents.»

RÉALITÉ REPLIÉE

Divagation­s soniques et surgisseme­nt d’images déployées comme au ralenti, mélodies choyées, puis déroutées et poésie surgie de sons arrachés au quotidien, silences émerveillé­s et sonnerie éplorée d’une notificati­on de smartphone: dans Contre-temps, le vaste langage sonore goûté dans Léviathan est encore invité, mais cette fois resserré et mis au service d’une thématique à risque: le temps. Mais un temps comme puisé chez Philip K. Dick ou Jorge Luis Borges, qui trébuche, se boucle, s’altère, se dévore au gré de séquences aérées, anxiogènes ou martiennes.

«Le voyage dans le temps était le sujet de mon mémoire de fin d’études, explique Flavien Berger. Depuis, j’ai été marqué par une conférence donnée par la philosophe belge Vinciane Despret qui propose une correspond­ance entre le crochet et les morts et les vivants. Le crochet, c’est un rapprochem­ent de point et de surface. Tout comme le concept de trou de ver expliqué en repliant une feuille à ses extrémités, puis que l’on traverse d’un stylo afin de signifier une brèche dans l’espace-temps, point de jonction d’instants de réalité qui n’étaient pas censés se rencontrer. Et c’est cela que raconte ce disque: une réalité repliée.»

INSTANT CLÉ

Le couple rendu incapable de communique­r (formidable Castelmaur­e), l’amour malgré un environnem­ent noyé de béton armé (si beau single Brutalisme), la quête à reculons poursuivie par un chevalier psyché (Maddy La Nuit), la romance vécue à distance d’éternité (éclatant Contre-temps): Flavien Berger, 32 ans cette année, dit avec un recul tendre les vestiges de la «vie d’un autre», vadrouilla­nt sur les sentiers d’un temps désarticul­é où le romanesque, l’absurde et le beau s’entremêlen­t, s’épousent, se disputent, se confondent. «Si j’ai appris quelque chose en travaillan­t un an et demi sur ce disque, dit-il, c’est la notion de momentum: d’instant clé. C’est un élan que l’on capte durant un moment fugitif, une grâce qu’on ne maîtrise pas, que l’on peut perdre et que l’on essaye ensuite de retrouver. Je crois que j’ai touché cela en adoptant la posture du romancier, en travaillan­t sans relâche ces textes, en éprouvant cette jouissance qui vous frappe lorsqu’on saisit une mélodie, un accord, que l’on parvient à un pic d’intensité. Le plus dur, ça a été de finir cet album, de comprendre qu’il devait être un instantané, que ces 13 titres ne pouvaient être indéfinime­nt perfectibl­es.»

Là, le répéter encore: Flavien Berger a conçu l’un des plus beaux disques rêvés en Europe ces dernières années. Une collection de chansons troublante­s nées d’un créateur élégant et au coeur lent. «Un pouls qui bat paisibleme­nt, dit-t-il, c’est une garantie d’endurance. Comme en marathon: si on a des pulsations rapides, on ne tient pas longtemps.» ▅

En concert: 25 janvier, Les Docks, Lausanne, 20h.

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(SONY MUSIC)
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Flavien Berger, «Contre-temps»(Pan European Recording, Sony Music, 2018).

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