Le Temps

FAIRE LA COURSE AVEC MCCANN

- PAR YASMINE CHAR

Yasmine Char brosse le portrait de l’écrivain irlandais, «salopard cinglé» ouvert au monde et aux autres, à l’écriture âprement mélancoliq­ue.

◗ Ce sont des souvenirs qui surgissent avec tant d’acuité qu’on se demande si les autres se les rappellent de la même façon. Si eux aussi ont eu l’impression de vivre un moment unique semblable à une pluie d’étincelles dans un ciel noir. Combien de fois cela nous arrive-t-il dans une vie? Quatre? Cinq? Je ne veux pas parler ici des rencontres amoureuses. Je veux parler de ce sentiment formidable d’avoir trouvé sa juste place dans le monde durant quelques heures. Une fois à Sarajevo en 2009. Nous sommes un groupe d’écrivains invités par le centre culturel André Malraux. Mes confrères sont des talents admirables: Mathias Enard (futur Goncourt 2015), Chantal Thomas (Prix Femina 2002) et celui que L’Express l’Irlandais de New York. Les écrivains sont des gens humbles. Des hommes ou des femmes qui prennent le temps de vous regarder dans les yeux et vous sentez que le regard va chercher derrière. Celui dont j’ai envie de vous parler aujourd’hui n’a pas son pareil pour vous rendre important. Un mentor? Pourquoi pas. Si mentor veut dire une personne qui vous pousse à marcher sur le bord d’un précipice alors que vous avez peur du vide, je suis d’accord.

Le roman qui le fit connaître au monde entier, Et que le vaste monde poursuive sa course folle, débute avec un homme qui danse au-dessus du vide à la hauteur du 110e étage du World Trade Center. Une vision qui reflète un fait divers réel. En 1974, le funambule Philippe Petit s’amusa à traverser à 412 mètres du sol la distance qui séparait les Twin Towers. «Ceux qui le virent se turent, écrit l’auteur. […] Certains pensèrent à une illusion d’optique, un effet d’atmosphère. D’autres se signèrent. Les yeux fermés, en l’attente d’un bruit sourd.» Dès les premières pages, nous sommes pris dans les filets d’une langue âpre et mélancoliq­ue. Il y a dans la musique de son écriture une beauté et un lyrisme dont certains passages me font pleurer à chaque lecture. N’importe quel roman de ce salopard cinglé, ainsi surnommé par Jim Harrison (il dit que c’est le plus beau complisurn­omme

MENTOR Chaque semaine, un écrivain présente l’auteur qui l’inspire et le nourrit.

ment qu’il ait jamais reçu), opère un charme immédiat. Et quand je sèche sur une page, quand ma petite musique tarde à venir, je me plonge dans ses livres pour retrouver mon chemin.

A Sarajevo, nous avons beaucoup ri et bu tous unis à l’exemple d’une bande de potaches en vadrouille. Mais quand le moment est venu de parler de nos romans, nous avons été sérieux. Bien qu’il ne comprenne pas un traître mot de français, l’Irlandais de New York a acheté mon livre parce que La main de Dieu parlait de violence et des moments de grâce qui font que l’espoir demeure. Il est comme ça l’Irlandais, il aime coudre des vies ensemble. Il tend des fils entre le réel et la fiction. Rudolf Noureev a nourri Danseur, une poétesse tzigane Zoli. A Sarajevo en 2009, la bande a fait le pari de courir jusqu’à l’hôtel en sortant du restaurant. C’était l’aube. Je ne sais pourquoi j’ai pensé à Jules et Jim. A la course de vitesse de la passerelle. Rien à voir et tout à voir. Quand la magie du cinéma rejoint la réalité. Une ville aux bâtiments détruits et des écrivains qui courent à travers des ruelles vides. Le soleil qui se lève. L’hôtel au charme suranné.

UN REGARD AIGU, UN CÔTÉ VOYOU

De retour au pays, on a tous poursuivi notre course. En 2012, l’Irlandais fonde Narrative 4. «Une sorte de Nations unies pour des jeunes qui veulent raconter des histoires. Le principe est simple: tu me racontes ton histoire, je te raconte la mienne et tu vas voir la réalité autrement.» Il réunit 75 auteurs dans le Colorado qui répondent dans de très courts textes à la question «C’est quoi être un homme?» avec pour seule ligne éditoriale l’altérité, le souci de l’autre. Ce projet sert à financer des actions auprès des jeunes dans des écoles pour qu’à leur tour ils fassent pareil. Quand certains baissent les bras, lui invente un nouveau vivre-ensemble. Un mentor, je vous dis. Il n’est jamais là où on l’attend. Aujourd’hui à New York, demain en Palestine. Continuell­ement en voyage intérieur ou géographiq­ue. Il vient de sortir un recueil de 52 conseils, Lettres à un jeune auteur, où il livre ses préceptes aux écrivains en herbe. C’est le manuel le plus sensé et le plus drôle que j’ai pu lire à ce sujet. Qui pourrait se résumer à un constat prosaïque: l’écrivain est celui qui pose son cul sur une chaise même s’il a envie de tout sauf ça. On pourrait lui reprocher un ton moralisate­ur. On n’a pas envie. Ce recueil, c’est l’amour de son métier offert. Voilà, c’est cadeau. Je te livre mon expérience.

Le partage, toujours. L’ouverture au monde, son vaste monde.

Mais j’oublie l’essentiel. Il s’appelle Colum McCann. Un gilet par-dessus une chemise, une éternelle écharpe autour du cou. Il a le regard aigu d’un Philip Roth. Le côté voyou d’un Jim Harrison. La passion est chez lui un état naturel. Après l’avoir lu, on ne se sent plus seul. C’est, à mes yeux, l’une des plus belles qualités de l’écriture. ▅

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