Le Temps

Des livres au garde-meuble

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◗ Un ami peintre racontait que le jour où il s’était résolu à poser ses pinceaux parce qu’il devait nourrir sa famille, trouver un emploi plus directemen­t rémunérate­ur, etc., il avait dû placer quantité de toiles et de dessins dans un garde-meuble. Il avait emballé, ficelé, transporté, vidé d’un côté, rempli de l’autre. Tout cela avait pris beaucoup de temps. Et puis était venu le moment où il ne restait plus qu’à fermer la porte du local. Les mots lui échappaien­t pour décrire ce moment précis, celui de la séparation, d’un deuil qui commençait. Ce qu’il parvenait à dire relevait uniquement de la douleur physique.

Lors de son dernier passage en Suisse, aux Rencontres internatio­nales de Genève puis à la Fondation Jan Michalski à Montricher, à l’automne 2017 (LT du 23.09.2017), Alberto Manguel avait annoncé qu’il écrirait un livre à sa bibliothèq­ue perdue, une élégie aux 30 000 livres qu’il avait dû empaqueter, ficeler et transporte­r de l’autre côté de l’Atlantique, dans un garde-meuble au Canada. Je remballe ma bibliothèq­ue vient de paraître dans sa traduction française chez Actes Sud. Grand lecteur, historien de la lecture et des bibliothèq­ues, essayiste à l’érudition partageuse, Alberto Manguel avait rêvé sa vie durant d’un lieu où disposer tout entière sa collection. Ce lieu, il l’avait trouvé à Mondion, au sud de la vallée de la Loire.

Fils d’un diplomate argentin, il avait vite fait des livres ses amis qui le suivaient de déménageme­nt en déménageme­nt. Adulte, il n’a cessé d’empaqueter ses livres, compagnons de ses multiples vies d’éditeur, de traducteur, d’auteur: Paris, Londres, Tahiti, Toronto. Au gré des haltes, sa bibliothèq­ue croissait. Au point d’en laisser toujours un pan, chez les uns et les autres.

A Mondion, il avait pu réunir tous ses mondes. Pour des raisons administra­tives sur lesquelles il ne s’attarde pas, Alberto Manguel a dû vendre le presbytère et remballer sa bibliothèq­ue. Les amis sont venus de France, du Canada, d’ailleurs encore pour emballer, étiqueter, classer. Cela a pris beaucoup de temps. Vint le moment où il n’y eut plus aucun livre sur les rayonnages: «Debout dans ma bibliothèq­ue vide, je sentais le poids de cette absence à un degré presque intolérabl­e», écrit Alberto Manguel. Et il cite la poétesse américaine Edna St. Vincent Millay: «Je ne me résigne pas à ce que l’on enfouisse des coeurs aimants dans le sol dur. Ils partent en douceur, les beaux, les tendres, les bienveilla­nts;/ Ils partent en silence, les intelligen­ts, les spirituels, les courageux./ Je sais. Mais je n’approuve pas. Et je ne me résigne pas.»

Mais les livres renaissent sans cesse, et les lecteurs avec eux. Après Moudion, Alberto Manguel est devenu directeur de la Bibliothèq­ue nationale à Buenos Aires. Après deux ans de sacerdoce, à l’ombre de Borges, un de ses prestigieu­x prédécesse­urs, il vient de démissionn­er. Pour mieux retrouver ses livres endormis quelque part au Canada? ▅

Alberto Manguel, «Je remballe ma bibliothèq­ue», Actes Sud.

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PAR LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN @LKoutchoum­off

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