Le Temps

QUAND LE POIDS DU COMMERCE DES AS «LÉGITIME» LA GUERRE

- PAR GAUTHIER AMBRUS

L’affaire Khashoggi met en lumière l’hypocrisie de l’Occident qui ferme les yeux sur le commerce des armes avec des pays en guerre. Thomas d’Aquin n’avait pas prévu ce cas dans ses réflexions sur les conditions d’une «guerre juste»

◗ L’émoi internatio­nal provoqué par l’assassinat de Jamal Khashoggi est en train de réussir ce que tant d’autres cris d’alarme ont échoué à faire: relancer le débat sur l’opportunit­é de vendre du matériel militaire à l’Arabie saoudite, étant donné l’usage que celle-ci en fait dans sa guerre du Yémen. Prenant tout le monde de court, l’Allemagne a déclaré suspendre ses livraisons, et Trump lui-même dit y réfléchir, ce qui n’est pas rien. La mort du journalist­e pèserait donc plus que les civils tombés par «erreur» ou que cette menace de famine imminente, annoncée par l’ONU, qui pèse sur la moitié de la population yéménite. Certes, comme toutes les guerres, celle qui ravage le pays le plus pauvre de la péninsule Arabique a des origines complexes, qu’il serait trop facile d’imputer uniquement au royaume des Saoud.

LE COMMERCE DES ARMES, UNE RAISON DE LA GUERRE?

Mais un conflit armé est également une réalité très simple: il fonctionne avec des armes, si possible sophistiqu­ées, et leur raréfactio­n augmente donc sérieuseme­nt

« Mais celui qui, par l’autorité du prince ou du juge s’il est une personne privée, ou s’il est une personne publique par zèle de la justice, et comme par l’autorité de Dieu, se sert de l’épée, celui-là ne prend pas lui-même l’épée, mais se sert de l’épée qu’un autre lui a confiée. Il n’encourt donc pas de châtiment» THOMAS D’AQUIN, «SOMME THÉOLOGIQU­E»

les chances d’arriver à une résolution pacifique. Pourtant, le poids économique des industries de l’armement est tel qu’il n’est guère probable de voir le mécanisme s’interrompr­e brusquemen­t. Comment renoncer à une si bonne affaire, et aux nombreux emplois qu’elle génère? On a même l’impression depuis quelques années que la logique la plus élémentair­e s’est peu à peu inversée: de moyen matériel qu’il constitue en principe, le commerce des armes est secrètemen­t devenu la raison ultime de la guerre, celle qui lui donne sa légitimité discrète et présentabl­e. Logique de bon sens. Allons au bout du raisonneme­nt.

Le monde occidental (et pas seulement lui) se demande depuis des siècles ce qui rend une guerre «juste». Thomas d’Aquin est peutêtre le premier à avoir tenté d’apporter une réponse articulée, de manière quasi juridique. Il aborde la question au second livre de son oeuvre capitale, la Somme théologiqu­e (1265-1274), destinée à fournir une sorte de manuel philosophi­co-religieux aux étudiants de son temps. Etant entendu que la guerre en soi relève du péché et qu’elle est donc à proscrire, elle s’impose pourtant comme une réalité dérangeant­e à laquelle il faut s’adapter.

LES TROIS CONDITIONS D’UNE GUERRE «JUSTE»

Y a-t-il alors des guerres licites? On trouve dans la Bible des arguments aussi bien pour que contre. Thomas propose donc une nomenclatu­re rationnell­e, qui s’appuie sur les réflexions antérieure­s d’Augustin. «Pour qu’une guerre soit juste, trois conditions sont requises»: 1. Elle doit être engagée par une puissance publique et non des particulie­rs, car seule la première a le droit de recourir à la force pour veiller au bien général. 2. Elle doit avoir une cause juste, qui procède d’un tort subi ou d’un mal à éviter. 3. Il faut que celui qui fait la guerre témoigne d’une «intention droite», veillant à promouvoir le bien et à éviter le mal.

Les génération­s suivantes n’ont pas manqué d’ajouter leurs conditions. La nôtre ne fait pas exception à la règle, en y apportant une note originale: pour qu’une guerre soit jugée licite, il faut qu’elle alimente le marché de l’armement de manière assez significat­ive pour faire primer la rationalit­é économique (ou son apparence) sur les considérat­ions juridiques ou humanitair­es. Les armes, considérée­s sous l’angle strictemen­t commercial, ont en effet la vertu étonnante d’effacer toute responsabi­lité, y compris pour qui s’en sert. On remarquera que cette source de légitimité a un net avantage sur les autres: c’est qu’elle les annule tous, là où Thomas d’Aquin et ses émules avaient la faiblesse de croire qu’un ensemble de conditions solidaires n’était pas de trop pour éviter la guerre. ▅

Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

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