LE CHARME DISCRET DE L’AMÉRIQUE PROVINCIALE
Après son facétieux «A malin, malin et demi», qui sort en poche, Richard Russo poursuit sa galerie de portraits pleins d’humour des Américains moyens dans «Trajectoire»
◗ Rien d’extraordinaire. Pas d’intrigues fracassantes. Juste des zooms prolongés sur l’Amérique profonde, dans son quotidien le plus routinier. Voilà de quoi sont faites – mais avec quelle maestria! – les confessions de Richard Russo, depuis Un homme presque parfait et Le déclin de l’empire Whiting, Prix Pulitzer 2002. D’un livre à l’autre, on découvre un conteur hors pair, qui reste pourtant modeste quand il évoque sa mission de romancier. Parce qu’il sait que «raconter des histoires, en ce moment surtout, c’est un peu comme jouer du violon pendant que Rome est en feu».
CONFIDENCES AU COMPTOIR
Coup double pour Russo. Une réédition en poche, d’abord, A malin, malin et demi – Grand Prix de littérature américaine en 2017 –, un roman situé dans une triste bourgade «bâtie de travers» du côté du New Jersey. C’est là qu’on entendra les jérémiades de ces gens de peu dont Richard Russo est le confident attentif. Douglas Raymer, par exemple, le policier local aussi décati que sa vieille Volkswagen. Et bien d’autres Américains moyens qui, au comptoir du White Horse, se pressent auprès d’un candidat à l’infarctus, Sully, scotché au tabouret de vinyle qui lui sert d’observatoire. Penché par-dessus son épaule, Russo l’écoute et n’en perd pas une miette. Ce qui lui permet d’exhumer l’ADN de l’Amérique provinciale, en faisant mine de ne pas y toucher. Avec ce commentaire: «La vie regorge de mystères, dont le plus déroutant est la nature humaine.»
En même temps, les Editions Quai Voltaire publient un inédit, Trajectoire, un recueil de quatre longues nouvelles qui pourraient être autant de romans à elles seules, parce que Russo y ralentit l’allure afin que son lecteur trouve assez de chair pour être rassasié. Et conquis par tous ces portraits de personnages coincés entre deux âges et deux infortunes, au carrefour de leurs destins. Dans Cavalier, la première nouvelle, c’est Janet Moore qui entre en scène. Son époux vit au foyer en s’occupant de leur fils autiste et, elle, elle travaille comme assistante dans une université de la Nouvelle-Angleterre. Où, fine mouche, elle prendra un étudiant fraudeur la main dans le sac, le détestable James Cox, lequel lui a rendu une dissertation qui n’est que le copier-coller d’un devoir rédigé par l’un de ses camarades. Une peccadille? Non. Car le plagiaire ne se démontera pas, de quoi renvoyer la malheureuse Janet à ses propres fragilités, pendant que son couple se délite.
LE SENS DE LA FORMULE
Et lorsqu’il décide d’être drôle, Richard Russo signe Intervention, comédie clochemerlesque où deux frères ne cesseront de se chamailler à la moindre occasion. Avant qu’un de leurs neveux – Ray, un agent immobilier – ne soit chargé de vendre la maison encombrée de cartons d’une amie, une entasseuse compulsive du Maine «qui cuisinait peu mais possédait pourtant un laminoir à pâtes haut de gamme, une machine à pain, plusieurs batteries complètes de casseroles hors de prix ainsi qu’une machine à café de la taille d’une motoneige». Comme à son habitude, Russo a le sens de la formule bien troussée. Sous sa plume, tout est parfois dit en une phrase cinglante, chargée d’ironie. Celle-ci, entre autres, pour résumer la vie d’un couple: «Leur mariage durait depuis près de trente ans, grâce notamment à une volonté commune de confier à un haussement de sourcils la lourde charge d’un monologue.»
Et dans Milton et Marcus, Russo joue son propre rôle sous le masque d’un narrateur nommé Ryan, lequel va se mordre les doigts d’avoir troqué sa casaque de romancier contre celle de scénariste. Il a jadis pondu un texte sur les mésaventures de deux escrocs, des dialogues qu’il doit recycler pour un producteur d’Hollywood. Affaire conclue? Un marché de dupes, plutôt, ce qui permet à Richard Russo d’égratigner au passage le gotha du septième art, «où les gens semblent tous ridiculement bénis des dieux».
On change de décor avec Voix, où, à l’occasion de la Biennale de Venise, une petite troupe d’Américains vient de débarquer sur la lagune, en voyage organisé. Là aussi, il est question de frères ennemis – à cause d’une mère alcoolique – qui se demandent s’ils pourront se réconcilier grâce à cette excursion transalpine. Le premier, Nate, est «un célibataire professionnel» doublé d’un prof dépressif. Le second, Julian, n’est qu’une «coquille vide», un «baratineur de première». Richard Russo les suit à la trace à travers le dédale vénitien et c’est grâce aux messages vocaux de leurs téléphones portables qu’ils finiront par se rabibocher. A bonne distance, loin l’un de l’autre, enfin «débarrassés du poison de la proximité».
Reste cette scène cocasse où, une urne funéraire en main, Nate devra déverser dans un canal les cendres de l’épouse d’un des participants à ce voyage… Comme si la Sérénissime n’était plus qu’un triste cimetière à fleur d’eau, au terme d’une escapade tragicomique où ces pathétiques touristes auront appris que «la vie est un travail bâclé».