Le Temps

JEAN-PIERRE VERNANT, PASSEUR DE MONDES

- PAR JOHN E. JACKSON

Dix ans après la disparitio­n du grand helléniste, un volume réunit une quinzaine d’essais pour témoigner de la modernité éclairante de sa lecture des mythes grecs

◗ En définitive, c’est grâce à ses petits-enfants que Jean-Pierre Vernant sera parvenu à la véritable notoriété, celle qui fait de vous quelqu’un de connu même de ceux qui ne vous ont pas lu. A force de s’entendre réclamer «l’histoire» chaque soir, avant le coucher, Jean-Pierre Vernant était devenu un conteur, un conteur qu’on peut encore entendre sur la Toile, comme lors du récit qu’il fit de la vie d’Ulysse aux enfants du Théâtre de Montreuil en 2001. Un conteur qui savait vous expliquer pourquoi la Grèce antique importe, pourquoi il faut continuer à lui faire place, pourquoi les études grecques – qu’il représenta au Collège de France après des années à l’Ecole pratique des hautes études – doivent appartenir au coeur de la réflexion contempora­ine.

LIBÉRATION DES ESPRITS

Avant d’être conteur, toutefois, Vernant avait été chercheur, et c’est bien entendu à cet aspect-là de sa personnali­té que, dix ans après sa disparitio­n, est consacré le volume intitulé Relire Vernant préparé par Stella Georgoudi et François de Polignac. Cet homme (1914-2007), qui avait été aussi un héros de la Résistance (nommé Compagnon de la Libération en 1946), était non seulement un homme engagé, mais également, comme on l’a dit, un «compagnon de la libération des esprits, celle qu’offre la connaissan­ce de soi, de son époque et de ses origines». Surtout, il fut l’un des responsabl­es de l’ébranlemen­t que les études grecques connurent dans les années 1970 et qui leur permit de passer du stade de domaine d’une philologie cantonnée à ses étroites limites au stade de domaine de réflexion privilégié d’une anthropolo­gie où les enjeux de l’épistémolo­gie contempora­ine pouvaient rencontrer les questions posées par les textes autant que par l’histoire.

Parmi la quinzaine de contributi­ons réunies dans ce volume, on distinguer­a l’accent porté sur deux des sujets les plus travaillés par Jean-Pierre Vernant, le sujet du mythe et la question du sacrifice. Pour ce qui est du mythe, on rappellera notamment ses deux livres Mythe et pensée chez les Grecs. Etudes de psychologi­e historique (1965) et Mythe et société en Grèce ancienne (1974). Le sujet du mythe n’est pas seulement crucial parce qu’il pose la question de son rapport avec la raison autant que celle de sa fonction dans la religion, mais aussi parce que, à la suite des travaux de Claude Lévi-Strauss notamment, il s’est trouvé au centre de la méthode structural­iste qui a montré que pour l’étudier correcteme­nt il fallait envisager l’ensemble de ses variantes comme autant de possibilit­és de sens. (Vernant transporte­ra ensuite cette manière de penser à l’étude de la tragédie.) Cette tendance structural­iste chez Vernant était contrebala­ncée par son intérêt d’historien (formé, à l’origine, par Ignace Meyerson et sa psychologi­e historique et par Louis Gernet, l’historien du droit et de la religion grecs), et c’est sans doute cet équilibre entre la structure et l’histoire qui rend son oeuvre aussi intéressan­te.

SACRIFICE ET COMMENSALI­TÉ

Pour ce qui est du sacrifice, l’étude majeure de Jean-Pierre Vernant se trouve dans le livre qu’il a publié avec Marcel Detienne, La cuisine du sacrifice en pays grec (1979), où est montré comment le sacrifice d’un animal brûlé et offert aux dieux (ou plutôt à tel dieu spécifique du panthéon) constitue un acte qui à la fois institue un partage avec les figures de la sphère supra-humaine (la commensali­té comme acte de sociabilit­é) mais qui respecte aussi, avec déférence, la supériorit­é de ces figures (qui, rassasiées par nature si l’on peut dire, se contentent de humer ce que les hommes, au contraire, dévorent).

Parmi les autres essais rassemblés ici, signalons aussi celui consacré à sa conception du dieu grec qui, renversant les idées reçues, montre que pour lui «les dieux grecs ne sont pas conçus à l’image du corps humain, mais c’est le corps de l’homme qui renvoie de manière fugitive au modèle divin comme un reflet renvoie à la source de lumière».

Plusieurs études sur la réception internatio­nale des oeuvres de Vernant complètent ce volume bienvenu sur une grande figure de philosophe et d’helléniste de l’après-guerre. ▅

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(LOUIS MONIER/GAMMA-RAPHO)
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Genre | EssaisAute­ur | Textes réunis et présentés par Stella Georgoudi et François de Polignac Titre | Relire VernantEdi­teur | Les Belles Lettres Pages | 382

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