L’AMOUR COMME UNE ARME DE GUERRE
Par épisodes enchâssés, le Brésilien Bernardo Carvalho inscrit une passion mortifère dans un contexte de violence mondialisée
◗ L’amour comme une guerre, avec pour objectif l’anéantissement de l’objet convoité, c’est un des thèmes de Sympathie pour le démon. Bataille, Sade, Laclos, Samson et Dalila et Platonov, abondamment cités, en témoignent. Bernardo Carvalho inscrit le combat passionnel dans le contexte d’un conflit plus large, dans une région dévastée par des luttes claniques à justification religieuse – Irak, Syrie, Afghanistan, n’importe quelle région où règne le Mal. La violence, privée ou institutionnalisée, est au coeur des romans du Brésilien, qu’elle sévisse dans son pays, partout dans le monde ou dans le cadre intime, voir Mongolia (Métailié, 2004), Neuf nuits (2005), en Amazonie, Ta mère (2010), en Russie, en Tchétchénie et au Brésil.
Ici, la lutte intime se joue entre deux «animaux», comme dans les contes – le Rat et le chihuahua, sous le regard jaloux et moqueur à la fois d’un troisième partenaire, le Clown.
LE RAT, DES HONNEURS À LA DÉCHÉANCE
Dans un premier temps, on voit le Rat partir pour une mission secrète qu’il est contraint d’accepter. Ce chercheur brésilien s’est construit une réputation grâce à un traité qui fait autorité dans les milieux qui oeuvrent pour la paix. Il y analyse les conflits comme des mouvements de régulation de la population mondiale qui s’achèvent par épuisement des combattants et qu’il est vain de tenter de juguler. Largement étudiée, critiquée aussi pour son cynisme, sa théorie lui a valu un poste élevé dans une organisation mondiale dont le siège est à New York. Mais il vient d’en être congédié pour des raisons liées à sa vie privée et qu’on connaîtra plus tard. On l’envoie livrer une rançon, contrairement à la politique de l’organisation. Il n’a aucun bénéfice à tirer de cette sorte de suicide symbolique et peut-être réel.
A la cinquantaine, tout s’est effondré autour de lui: famille, amours, carrière, crédibilité. Sur place, la situation est opaque, le rapport des forces entre factions change d’heure en heure. Le Rat se retrouve dans une chambre d’un hôtel éventré par une bombe. A ses côtés, un homme bardé d’explosifs, blessé à la jambe, gémit dans une langue qu’il ne comprend pas. Dans cette atmosphère de fin du monde, le Rat se met à lui raconter, en brésilien, l’histoire de sa déchéance.
LE CHIHUAHUA, AMANT PERVERS
Un jour, son regard a croisé celui d’un petit Mexicain et il a su qu’il était «perdu». «Ma vie s’est terminée il y a trois ans, la veille de mes cinquante-trois ans, dans le hall d’un théâtre, à Berlin. C’est-à-dire que c’est là que j’ai commencé à mourir», commence-t-il, avec un pathos de «discours à la nation», sa confession publique dans le vide. L’ironie n’est pas le moindre charme des sombres fictions de Carvalho. Le chihuahua est nommé ainsi, sans majuscule, à cause de son origine et de sa taille, mais le nom convient parfaitement à ce petit roquet malfaisant, malin mais pas très intelligent, une incarnation du pervers narcissique tellement à la mode de nos jours.
Le Rat va devenir son cobaye de laboratoire, totalement à la merci de ses jeux de pouvoir. Lui, qui vivait une vie conjugale paisible mais un peu somnolente et une relation fusionnelle avec sa petite fille, va tout sacrifier aux exigences contradictoires de ce type qui souffle le froid et le chaud avec habileté. Quelques éclairs de lucidité ne suffisent pas à le sauver. Il offre l’illustration navrante de l’adage qui prétend que la passion aveugle. Intellectuel brillant, il en arrive à soutenir la thèse débile de son tortionnaire, soi-disant chercheur en neurosciences qui, pour assurer la paix dans le monde, prône la bienveillance générale liée à l’hypnose. Poussé à bout, le Rat parviendra à des excès qui, relayés sur les réseaux sociaux par ses nombreux ennemis, auront raison de sa carrière.
LE CLOWN AMBIGU
Le troisième protagoniste, le Clown, est l’amant de coeur du chihuahua. Ce comédien plus âgé joue un rôle ambigu, à la scène comme à la ville. Partenaire jaloux ou voyeur pervers, il semble le seul à susciter un attachement réel chez le chihuahua, en recherche de père comme de mère, «petit renard» en mal d’adoption. Sur scène, dans un one man show gênant, le Clown joue la réincarnation d’Hitler. La bête immonde est toujours féconde, on l’aura compris, dans ce roman qui joue de la fascination pour le Mal et s’en distancie dans la dérision.
Le hasard réunit le Clown et le Rat le temps d’un voyage en avion. La victime prend alors la mesure de son aliénation, comprend à quel point le chihuahua s’est joué de lui, comme de ses autres amants de passage. Il apprend aussi la fin du Mexicain, un peu lourdement symbolique, dans les attentats de Paris en novembre 2015, réunissant ainsi le fanatisme religieux qui s’exerce en Occident et son origine dans les guerres au Moyen-Orient.
CLIMAT D’APOCALYPSE
Si le tableau des ravages de la passion amoureuse est assez convenu, Bernardo Carvalho manifeste une vraie «sympathie pour le démon» et sait magnifiquement rendre les atmosphères crépusculaires et le désarroi de ceux qui s’y trouvent piégés. Les passages qui montrent le Rat aux prises avec les passeurs, cherchant à remettre sa rançon dans un climat d’apocalypse, sont particulièrement réussis. Ainsi la rencontre avec un couple de combattants occidentaux égarés dans une guerre de religion qui n’est pas la leur, comparant leurs kalachnikovs et attendant le paradis promis, est particulièrement réussie. ▅
«On peut visiter l’horreur des autres et en sortir indemne, mais personne n’échappe à sa propre horreur»