«Je lutte pour rester cette petite fille qui aime skier»
Mikaela Shiffrin n’a que 23 ans, mais elle est la meilleure skieuse du monde depuis deux ans déjà, et elle fait tout pour ne pas laisser l’ivresse des succès l’emporter sur la passion des débuts. A l’invitation de son sponsor Longines, «Le Temps» l’a renc
Pour prendre la mesure du phénomène Mikaela Shiffrin, il faut énumérer des statistiques et des records de précocité. Dire qu’à 23 ans, elle a déjà remporté deux fois le grand globe de cristal qui récompense le vainqueur du classement général de la Coupe du monde de ski alpin. Souligner qu’elle y a déjà gagné 43 épreuves, ce qu’aucun athlète n’avait réalisé à son âge, ni Ingemar Stenmark, ni Annemarie Moser-Pröll, ni personne d’autre. Et relever qu’elle ne compte pas s’arrêter là: pratiquement imbattable en slalom depuis des années, l’Américaine aspire aujourd’hui à étendre sa domination aux autres disciplines.
Une telle championne n’existe pas sans une ambition dévorante. Mais il y a aussi, chez Mikaela Shiffrin, une simplicité désarmante. Elle donne beaucoup d’elle-même sur les réseaux sociaux. Elle remplit ses obligations médiatiques avec entrain. Elle pratique l’autodérision plus souvent qu’à son tour. A la fois grande championne et petite fille, athlète sérieuse et camarade espiègle, elle est depuis quelques années ambassadrice de Longines et, à l’invitation de la marque horlogère, Le Temps a pu la rencontrer ce jeudi à Sölden (Autriche), où s’ouvre ce week-end la Coupe du monde 2018-2019, et où elle s’apprête à remettre son trône en jeu.
Dans quel état d’esprit êtes-vous à l’approche de cette nouvelle saison?
Je me réjouis que tout recommence. Cette période de l’année est particulière, car tout est remis en jeu. Je sais que je me sens bien, mais j’ignore tout le reste. Comment vais-je skier en compétition? Où en sont les autres? Qui sera rapide cette saison? Il faut attendre les courses pour le savoir, et c’est très excitant.
Qu’avez-vous fait ces derniers mois?
J’ai eu deux semaines de vacances en Martinique au mois de mai… Cela me paraît déjà si loin! Et après, j’ai repris ma routine, les entraînements, la salle de gym. En août, il y a eu un premier camp de ski en Argentine, puis un autre a suivi au Chili. Et avant de venir en Europe pour la préparation finale, j’ai été invitée par l’un de mes sponsors à Chicago, où j’ai assisté à la Laver Cup et rencontré Roger Federer. Un rêve: il est l’une de mes plus grandes idoles.
Qu’est-ce qui vous touche chez lui?
Evidemment la manière dont il joue, et le fait qu’il ait dominé sa discipline aussi longtemps. Je l’admire pour ça, mais il y a autre chose: sans le connaître, il me donnait l’air d’être quelqu’un de bien, une personne normale au charisme tranquille, qui respecte toujours ses adversaires. Cela m’intéressait de confronter cette image avec la réalité. Ceux qui sont sympas à la télé ne le sont pas nécessairement en vrai…
Et alors, verdict?
Encore plus positif que je ne pouvais l’imaginer. Vous savez, Roger est fan de ski, il connaît les athlètes, donc il m’a posé plein de questions sur les courses, mes entraînements, les voyages… Et lui m’a expliqué des choses sur le tennis que je ne soupçonnais pas. Lorsque tu parles avec Roger, il te donne l’impression de faire partie de son monde. C’est loin d’être insignifiant pour une star de son envergure.
Est-ce que les athlètes de très haut niveau partagent des choses, même s’ils ne font pas le même sport?
Oui, surtout du point de vue mental. Nos disciplines sont différentes, mais l’implication pour y exceller est similaire. J’apprends beaucoup de champions qui m’expliquent leur méthode pour être performant, pour se mettre en condition.
Vous avez récemment raconté sur Instagram que dans votre parcours, votre premier séjour en Europe avait été déterminant à ce niveau-là.
Mes parents nous y ont emmenés pour la première fois lorsque j’avais 7 ans. Mon frère et moi adorions déjà le ski et le but était de participer au camp d’entraînement estival que la fédération autrichienne organise chaque année à Hintertux. J’ignorais complètement qu’il était possible de skier en été sur les glaciers! Pendant deux semaines, j’ai appris énormément. J’ai été confrontée pour la première fois au coaching à l’autrichienne, un enseignement plus méthodique que ce que je connaissais alors, et j’ai compris que c’était comme ça que j’aimais travailler. Dès lors, j’ai toujours recherché des entraîneurs qui pouvaient m’offrir cette façon de faire. C’est fou qu’une telle révélation se produise si jeune, mais c’était assez naturel. Je suis revenue les deux étés suivants à Hintertux.
Quel impact ces séjours européens ont-ils eu sur la skieuse que vous êtes devenue?
Ils ont été très importants pour moi, et pas que pour le ski. Nous avons également voyagé, découvert des endroits aussi beaux que Venise, Nice, le lac de Garde, l’Ecosse. Sortir des Etats-Unis si jeune a changé ma vision du monde. Avant, mon univers se limitait à ma maison, ma famille, ma montagne. Voyager en Europe relevait de l’aventure et cela a préparé le terrain pour la suite. Quand je suis revenue pour disputer mes premières épreuves de Coupe du monde, je n’ai pas été surprise par les routes plus étroites, les maisons plus proches les unes des autres et le poids de l’histoire, beaucoup plus présent qu’aux Etats-Unis. Ces trucs typiques de l’Europe, je les avais déjà assimilés.
«Je n’ai jamais voulu être une bonne skieuse: je voulais être la meilleure du monde»
C’était quoi le ski, pour vous, à l’âge de 7 ans?
Déjà du sérieux. Même quand j’avais 5 ans. Ce n’était pas le même sérieux qu’aujourd’hui, mais j’aimais ce sport, j’aimais la compétition, j’aimais la victoire et je réfléchissais en fonction de tout ça. Mais à la base de tout, il y avait bien sûr une petite fille qui aimait les sensations que lui procurait le ski.
Gardez-vous encore quelque chose de cette petite fille? J’essaie. Certains jours, c’est dur. Quand je ne me sens pas bien, que je ne me trouve pas assez rapide, c’est difficile de me rappeler la passion innocente du début. Mais je lutte pour rester cette petite fille. Oui, c’est vraiment agréable de gagner des courses, mais si je ne skie que pour gagner et que je ne gagne pas, c’est terrible à vivre. Alors que si je garde à l’esprit que je suis là tout simplement parce que j’aime être sur la piste, c’est plus facile de surmonter un mauvais résultat.
A quel moment avez-vous compris que vous étiez vraiment douée pour ce sport, que vous alliez pouvoir en vivre? Quand j’ai gagné ma première épreuve en Coupe du monde. Pas avant? Je savais que j’étais rapide. Je l’ai toujours su. Mais je n’ai jamais voulu être une bonne skieuse: je voulais être la meilleure du monde. Si cela s’était révélé impossible, j’aurais fait tout autre chose. Lors de ma première saison en Coupe du monde, j’ai signé beaucoup de top 10 et un podium. J’ai alors réalisé que je pouvais gagner des courses. C’est arrivé la saison suivante et, alors, je me suis dit que j’avais vraiment trouvé ma voie. Que je ne m’étais pas trompée.
Aujourd’hui, avez-vous le sentiment d’exercer un métier de rêve? Bien sûr: je fais ce que j’aime le plus au monde, et je suis payée pour ça. Mais cela implique une vie spéciale: toujours dans l’avion, d’une chambre d’hôtel à une autre… C’est clair. Le ski prend beaucoup de temps. Il nécessite énormément de voyages. Il implique de n’être à la maison qu’un ou deux mois par année et de ne pas beaucoup voir ses proches. Mais quand je skie bien, je suis vraiment heureuse et alors tout cela prend du sens.
Vous êtes en couple avec le skieur français Mathieu Faivre, qui baigne dans le même milieu. Cela aide-t-il à construire une relation? Beaucoup. Mat connaît le ski de haut niveau, la pression, les sacrifices, car il vit la même chose. C’est reposant. Je n’ai pas besoin de lui expliquer pourquoi je suis nerveuse à tel moment, pourquoi je suis contrariée à tel autre. Les sensations particulières que tu éprouves dans le portillon de départ. Le sentiment de devoir gagner une course. Tout le monde ne comprendrait pas forcément ces aspects. Je n’ai jamais eu de relation avec un garçon qui n’était pas skieur de haut niveau; cela présente sans doute aussi des avantages. Mais ce dont je suis sûre, c’est que Mat m’aide à me sentir plus forte, et à mieux me connaître.
Vous parlez beaucoup de ski ensemble? Nous en discutons, bien sûr, notamment lorsqu’il y a un jour «sans» à l’entraînement. Nous travaillons ensemble sur l’aspect mental. Mais je vous rassure, nous parlons surtout d’autres choses. De trucs normaux. Lui et vous au départ d’une même course, ça donnerait quoi? (Rires.) Il gagne, c’est sûr! C’est un skieur-né au style magnifique, incroyablement fluide, surtout en slalom géant. Je ne sais pas comment il a développé ça, mais j’adore le regarder. Il a tout: puissance, rythme, aisance. A côté de lui, je trouve que je skie comme une machine. Peutêtre que vous n’avez pas cette impression de l’extérieur, mais je trouve mon style… forcé. J’essaie de m’inspirer de Mat.
Et vis-à-vis des autres filles, qu’est-ce qui fait la différence en votre faveur? Je ne peux pas répondre à cette question. D’abord parce que nous sommes à l’aube d’une nouvelle saison et qu’on ignore qui sera devant. Ensuite, je ne sais pas ce qu’elles font autrement… Je sais juste ce que je fais de mon côté.
Ce que vous faites, c’est par exemple, la saison dernière, remporter une deuxième médaille d’or olympique, décrocher un deuxième grand globe de cristal, et porter votre nombre de succès en Coupe du monde à 43, ce qui est un record à votre âge… Toutes ces statistiques, qu’en pensez-vous? (Rires.)
Pas grand-chose! A vrai dire, je ne connaissais pas le total exact de mes victoires en Coupe du monde… 43? OK, cool! J’essaie de ne pas trop penser à ce genre de choses. Pour un athlète, il y a plusieurs sources de motivation. D’un côté le plaisir, de l’autre la victoire et le fait de battre des records. Je me concentre sur la première source, car elle me fait me sentir libre et heureuse, quand l’autre est synonyme de pression.
Laisser une trace dans l’histoire de votre sport n’est pas votre priorité? Non. Je veux être la meilleure skieuse tant que je serai en activité. Je ne tiens pas à casser tous les records. Cela peut sembler deux ambitions proches, mais pour moi, elles sont très différentes.
Vous dominez le slalom depuis des années, mais vous vous tournez de plus en plus vers les disciplines de vitesse. Pourquoi? C’est une bonne question, car disputer toutes les spécialités, c’est dur, fatigant. Mais quand j’étais petite, mon idole était Bode Miller, et il pouvait gagner autant en slalom qu’en descente. S’il était au départ, il comptait parmi les candidats à la victoire. Cela m’a donné le rêve d’être la meilleure skieuse complète, et je veux l’honorer. Mais si je me suis entraînée dans toutes les disciplines, je ne serai pas au départ de toutes les courses…
Les épreuves de vitesse représentent un nouveau challenge nécessaire? D’un côté, oui. Et puis, d’un autre, cela fait longtemps que je gagne des slaloms. Sur ma combinaison, il y a une cible: toutes les autres filles veulent me battre. Chaque victoire m’apporte un supplément de pression pour gagner la course suivante, car c’est ce que tout le monde attend de moi. En descente ou en super-G, je peux skier de manière beaucoup plus libérée. Personne n’est déçu si je ne remporte pas l’épreuve. Parfois, cela fait du bien, cette légèreté.
Comme en interview et sur les réseaux sociaux, où vous donnez l’impression de ne pas vous prendre au sérieux… C’est important de rire! Je peux être une personne un peu bête [«silly person»] et j’adore ça. J’aime mettre les gens à l’aise. Quand quelqu’un est trop sérieux, tout son entourage est plus tendu. Je préfère jouer la carte de la fille sympa, heureuse. Comme Roger Federer? Oui, exactement! Il a su trouver le bon équilibre entre mettre à l’aise son interlocuteur et rester élégant. Car parfois, trop silly, cela devient… stupide. J’essaie de ne pas être stupide.
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«Il y a plusieurs sources de motivation. D’un côté le plaisir, de l’autre la victoire. Je me concentre sur la première, car elle me fait me sentir libre et heureuse»