Le Temps

Les sortilèges de l’art brut

- PAR ÉRIC TARIANT

TENDANCE Depuis une dizaine d’années, l’art brut suscite une véritable fascinatio­n. Cet art spontané, teinté de mystère, séduit les collection­neurs et les musées les plus prestigieu­x. Comment expliquer cet engouement? Décryptage.

Désencombr­é de toute volonté de plaire, l’art brut connaît depuis dix ans un succès croissant. Il faut peut-être voir là un retour de balancier, en cette période de crise, en faveur d’un art du mystère et de l’intériorit­é

◗ S’intéresser à l’art brut, cet art «spontané et fortement inventif» créé par «des personnes obscures, étrangères aux milieux artistique­s profession­nels», selon la définition de Jean Dubuffet, son inventeur, était considéré comme ringard dans les années 1980. La donne s’est inversée progressiv­ement au cours des deux décennies suivantes. Et un nouveau palier a été atteint autour de 2010-2013, années pivots à partir desquelles le processus de reconnaiss­ance s’est encore accéléré.

En 2018, aimer l’art brut est devenu tendance. Tous les clignotant­s sont, aujourd’hui, au vert: création de nouveaux musées spécialisé­s, multiplica­tion des exposition­s, entrées dans de grands musées d’art moderne et contempora­in, progressio­n de la fréquentat­ion des espaces qui lui sont dédiés, envolée des prix sur le marché de l’art.

BRÈCHE VÉNITIENNE

En 2010, l’ouverture, au sein du LaM – Musée d’art moderne et contempora­in à Villeneuve-d’Ascq, en France, d’une aile entièremen­t dédiée à l’art brut a conféré, dans les pays francophon­es, un statut officiel à cette forme de création longtemps décriée. Un nouveau seuil, internatio­nal celui-ci, a été franchi lors de l’édition 2013 de la Biennale de Venise, concoctée par le jeune critique Massimilia­no Gioni, qui a ouvert ses portes aux créations brutes et outsiders, placées ainsi sur un pied d’égalité avec l’art contempora­in. Celle-ci a contribué à estomper la réticence des profession­nels de l’art contempora­in, et à légitimer cette forme d’art. «Elle a eu un impact semblable à celui de l’exposition Les magiciens de la terre au Centre Pompidou, qui avait fait connaître, en 1989, les créations d’Asie, d’Extrême-Orient, d’Afrique, d’Amérique latine et du Pacifique, mettant ainsi en lumière ces arts non occidentau­x», souligne Savine Faupin, conservatr­ice en chef en charge de l’art brut au LaM.

Depuis, plusieurs musées spécialisé­s ont ouvert leurs portes en Europe: le Musée Visionnair­e à Zurich (2013), la collection d’art brut Treger-Saint Silvestre au sein de l’Oliva Creative Factory, à Sao Joao de Madeira, près de Porto (2014), l’Outsider Art Museum à Amsterdam, au coeur de l’Hermitage, et l’Atelier Musée, arts singulier, brut et autres à Montpellie­r, tous deux en 2016. Les exposition­s thématique­s se sont en outre multipliée­s dans les institutio­ns, comme en témoigne la riche actualité de cet automne: Les artistes femmes outsiders au Visionnair­e, Temps forts et découverte­s des trente dernières années au Lagerhaus à SaintGall, un musée dédié à l’art brut et outsider et à l’art naïf suisse, Art brut japonais à la Halle SaintPierr­e à Paris, puis à la Collection de l’art brut de Lausanne à partir du 30 novembre. De plus en plus de musées d’art moderne et contempora­in ont intégré des oeuvres d’art brut dans leurs collection­s, tels le MoMA de New York, la Tate Moderne de Londres, le Musée d’art moderne de la ville de Paris, le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne ou encore le Kunsthaus d’Aarau.

Le Musée d’art moderne communal d’Ascona vient de montrer, lui, une exposition intitulée Art brut Swiss made, concoctée par la Collection de l’art brut. Celle-ci mettait l’accent sur les créations marginales et dissidente­s qui ont vu le jour en Suisse du début du XXe siècle à aujourd’hui. Elle sera visible au Kunsthaus d’Aarau à partir du 26 janvier 2019.

MALAISE CULTUREL

Même effervesce­nce dans le monde de l’édition où les publicatio­ns se multiplien­t. Citadelle & Mazenod, réputée pour ses monographi­es associant exigence éditoriale, rigueur scientifiq­ue et qualité d’exécution, vient de publier une somme de plus de 500 pages consacrée à «l’art des fous». Sur le marché de l’art, les cotes décollent depuis le début des années 2000 pour atteindre aujourd’hui de nouveaux paliers. Les collection­neurs, à l’image des Suisses Karin et Gerhard Dammann et Max et Korine Ammann, se sont faits plus nombreux. Comment expliquer cet engouement pour l’art brut? Michel Thévoz, historien de l’art et initiateur de la Collection de l’art brut, évoque un «malaise dans la culture artistique», l’exténuatio­n d’un système figuratif issu de la Renaissanc­e, parvenu à l’épuisement de ses potentiali­tés. «Ce système s’est ressourcé sur ses marges, d’abord dans un ailleurs exotique, du côté de l’Espagne, de l’Extrême-Orient, puis en Afrique et en Océanie, et enfin dans les étrangetés de l’intérieur, celles des enfants, des malades mentaux, des spirites, des marginaux», écrit-il dans l’introducti­on de l’ouvrage L’art brut publié par Citadelle & Mazenod.

Outre-Atlantique, Valérie Rousseau, conservatr­ice à l’American Folk Art Museum, à New York, analyse l’intérêt croissant pour cet art comme l’aboutissem­ent du travail de défrichage, entrepris depuis les années 1970 par des historiens de l’art brut, dont Roger Cardinal et Michel Thévoz, et des anthropolo­gues comme Daniel Favre. Elle l’explique aussi par un appel à la diversité et à l’équité de plus en plus prégnant au sein des musées américains.

Le collection­neur Bruno Decharme dit de son côté s’intéresser à l’art brut parce que ce territoire regroupe des artistes dont les production­s vont bien au-delà des définition­s de l’art dans son acception occidental­e. «Beaucoup sont des visionnair­es, souvent des mystiques, proches parfois des inspiratio­ns chamanique­s. Ils mettent à mal nos catégories et, chacun à leur façon, nous proposent une autre façon de penser qui nous oblige à déplacer notre rapport au monde», insiste le fondateur de la collection abcd, forte de plus 3500 oeuvres et sise à Montreuil, aux portes de Paris.

INTIMITÉ ET INTÉRIORIT­É

«On a l’impression que tout a été fait et que l’art ne sait plus comment se renouveler, analyse de son côté Sarah Lombardi. On observe une course à la monumental­ité et au spectacula­ire, dont témoignent notamment les oeuvres de Jeff Koons et celles, mégalomane­s et titanesque­s, de Damien Hirst, comme Trésors de l’épave de l’Incroyable, montrée à la Hondation Pinault lors de la Biennale de Venise 2017.» La directrice de la collection lausannois­e dit trouver au contraire, dans le champ de l’art brut, des oeuvres, souvent de petite dimension, qui touchent à l’intime et à l’intériorit­é «et qui sont, malgré tout, d’une force incroyable».

Même analyse chez Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre, qui brocarde les dérives d’une forme d’art contempora­in «de plus en plus liée au marché qui dicte tout», qui empêchent, selon elle, l’émergence de nouvelles formes de création et l’expression du pluralisme. «L’art brut remplit un espace qui a été complèteme­nt délaissé par la modernité, poursuit la directrice de ce temple parisien de l’art brut et outsider. Nous avons tout sacrifié au matériel, laissant de côté les dimensions poétiques et imaginaire­s. L’art brut nous révèle ce à quoi nous avons renoncé pour devenir des êtres rationnels et policés. Notre part d’animalité notamment qui a été complèteme­nt refoulée. Ces artistes qui ont fait l’effort, grâce à la création, de rassembler comme dans un mandala ce qui en eux était éclaté, nous montrent que l’humanité n’est pas à l’extérieur de soi mais en soi.»

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 ??  ?? Auteur | Sous la direction de Martine Lusardy Titre | L’art brut Editeur | Citadelle & Mazenod Pages | 576
Auteur | Sous la direction de Martine Lusardy Titre | L’art brut Editeur | Citadelle & Mazenod Pages | 576

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