Le Temps

«Le Lambeau» primé

- Philippe Lançon, «Le Lambeau» (Gallimard), 512 p. ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Philippe Lançon reçoit le Prix Femina pour «Le Lambeau», récit qui revient de façon poignante sur l’attentat de Charlie Hebdo et raconte sa lente reconstruc­tion après sa grave blessure au visage.

Le jury du Femina a décerné son prix au «Lambeau», l’un des grands livres de l’année, récit hors du commun d’une survie après l’attentat de «Charlie Hebdo»

Tant pis pour le Goncourt. Le jury du Femina s’est empressé, question d’honneur, de fierté: il ouvre le bal des lauréats en décernant son prix à Philippe Lançon et à son Lambeau (Gallimard), récit qui est une borne dans une année littéraire et dans une vie de lecteur. Les jurés du Goncourt, eux, l’avaient écarté, parce que cette remontée des enfers ne relevait pas de la fiction, justifiait Bernard Pivot. La décision a scandalisé des critiques. Philippe Lançon, lui, en avait pris acte avec philosophi­e, comme il le confiait au Temps (lire LT du 13.10.2018). On ne revient pas des profondeur­s pour prendre ombrage d’une péripétie.

Le Lambeau est le livre d’une survie. D’une douleur inqualifia­ble. D’un chagrin qui est une camisole de force. Le credo aussi d’un journalist­e et écrivain qui sait qu’une phrase bien pensée est comme un cheval bien ferré: elle permet d’avancer sur les ruines et de rester plus ou moins droit sur sa monture. Le 7 janvier 2015, Philippe Lançon, son caban et son vélo ont hésité à faire halte à Charlie Hebdo.

C’était jour de conférence de rédaction. Le journalist­e était en retard, il était attendu à Libération – son autre employeur.

Mais il a rejoint la bande, Charb, Cabu, Honoré, Wolinski, Bernard Maris. Autour de la table, on a parlé de Soumission, le roman de Michel Houellebec­q qui venait de sortir. Et puis vers 11h25, Philippe Lançon s’est levé et, avant de partir, il a montré à Cabu Blue Note, ouvrage en forme de panthéon jazzy où règne le batteur Elvin Jones. S’il n’avait pas pris ce temps-là, ce temps de la connivence avec le dessinateu­r jazzophile, il aurait croisé les frères Kouachi dans le couloir. Ceux-ci ne le tueront pas, mais le blesseront grièvement à la mâchoire.

Onde de choc faite écriture

La grandeur du Lambeau? Une onde de choc convertie en écriture: l’auteur retrace, depuis les catacombes où il a failli disparaîtr­e, la reconstruc­tion d’un homme, son retour à la lumière, fût-elle fragile. Cette ascension, il la relate en mémorialis­te, en témoin brisé qui porte dans son corps les stigmates d’opérations en chaîne; en patient reconnaiss­ant qui n’aura jamais assez de mots pour saluer le travail des infirmière­s et des médecins, de sa chirurgien­ne Chloé en particulie­r; en dandy squelettiq­ue que la tendresse des siens sauve du désespoir, c’està-dire du néant; en esthète amoureux aussi que Marcel Proust, Franz Kafka et Jean-Sébastien Bach accompagne­nt jusqu’au bloc. Il y a pire comme escorte.

Sur le rivage des vivants, après des mois de réparation, Philippe Lançon retrouve

Blue Note, taché de sang, comme un vestige après un naufrage. «Le jazz m’avait aidé à vivre; le livre, à ne pas mourir. Les deux, désormais, étaient signés.» Dans

Le Lambeau, le style est accordé à la hauteur de vue, la phrase lorgne du côté de Proust, quand elle digresse dans les allées de la mémoire, et de La Bruyère, quand il s’agit de portraitur­er amis, soignants ou président de la République. Ce livre est celui de la bienveilla­nce, sans pathos ni illusions. Au bord du trou, quelque chose résiste: l’écriture ou la pulsion de vie. ■

«Le Lambeau» est le livre d’une survie. D’une douleur inqualifia­ble. D’un chagrin qui est une camisole de force

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