Le Temps

«Juges étrangers»: l’UDC fait voter à l’aveuglette

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L'initiative pour l'autodéterm­ination s'en prend, en réalité, non pas aux «juges étrangers», mais aux juges suisses: elle est en effet dirigée contre un arrêt par lequel le Tribunal fédéral a jugé, en 2012, que l'expulsion d'un étranger ne saurait être automatiqu­e, mais doit prendre en compte le principe de la proportion­nalité, conforméme­nt à la Constituti­on et à la jurisprude­nce de la Cour européenne des droits de l'homme. C'est donc une remise en cause du rôle de gardien des droits humains qu'exerce le Tribunal fédéral qui se trouve au centre du débat.

Le titre de l'initiative est inadéquat: il laisse entendre que la Suisse ne pratiquera­it pas l'autodéterm­ination en s'engageant sur la scène internatio­nale. Ce qui est faux. La Suisse est, depuis 1848, un Etat souverain au regard du droit internatio­nal. L'autodéterm­ination, les autorités fédérales et le peuple l'exercent librement, démocratiq­uement et souveraine­ment chaque fois que, conforméme­nt à notre ordre constituti­onnel, ils décident d'engager notre pays sur la scène internatio­nale.

L'expression «juges étrangers» est, elle aussi, inexacte. Cette notion, qui renvoie à la conception médiévale du pouvoir, induit l'idée d'une soumission de la Suisse, imposée de l'extérieur, à la juridictio­n de magistrats venus de l'étranger. La formule est inadaptée: il n'y a pas de juges étrangers qui disposerai­ent d'un quelconque pouvoir de juridictio­n sur notre pays. Les juges de la Cour européenne des droits de l'homme comprennen­t un juge par Etat, donc un juge suisse. Tous sont élus par les députés de l'Assemblée parlementa­ire du Conseil de l'Europe, composée de parlementa­ires nationaux (dont six membres de l'Assemblée fédérale). La fonction de la Cour a été dûment acceptée lorsque la Suisse a ratifié la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH). Rien n'est étranger, dans ce processus, au droit suisse.

Par son contenu, l'initiative est dirigée principale­ment contre la CEDH. Malgré le fait qu'en moyenne, un pourcentag­e de l'ordre de 1% seulement des cas jugés a conduit à un constat de violation de la Convention par la Suisse, la CEDH a contribué de manière déterminan­te à introduire des avancées majeures dans tous les compartime­nts du système suisse de protection des droits individuel­s: introducti­on du suffrage féminin; fin de la pratique des détentions administra­tives, qui est considérée aujourd'hui comme un chapitre noir de notre histoire; meilleure protection des victimes de dommages corporels se manifestan­t tardivemen­t (comme les maladies dues à l'amiante); suppressio­n de discrimina­tions à l'égard des femmes, des pères, des personnes handicapée­s et des personnes LGBT.

Le texte de l'initiative, ensuite, n'est pas clair. Il est tellement mal conçu et imprécis que là où il prétend résoudre un problème à travers une vision schématiqu­e, il en génère toute une série d'autres, au point de conduire à des contradict­ions insurmonta­bles. Comme le Conseil fédéral l'a relevé, l'initiative propose un mode aussi rigide qu'inappropri­é des rapports entre les traités internatio­naux et le droit national.

Il y a plus grave encore: la Suisse est connue et unanimemen­t respectée dans le monde pour le sérieux de ses engagement­s et la stabilité de son système juridique. Accepter qu'elle pourrait revenir, à l'interne, sur la parole qu'elle a donnée à l'internatio­nal ruinerait sa crédibilit­é au travers des engagement­s auxquels elle a souscrit et sur l'ouverture au monde que notre pays pratique non seulement dans le domaine humanitair­e, mais également dans le domaine économique, bancaire et commercial, sans oublier celui de la formation et de la recherche. Ce dernier secteur risquerait de revivre les mêmes difficulté­s auxquelles il a été confronté suite à l'adoption de l'initiative sur l'immigratio­n de masse, en 2014. La prise de position de la Conférence des recteurs des hautes écoles suisses relève d'ailleurs que «l'insécurité juridique est un poison pour la place scientifiq­ue suisse». En faisant planer l'épée de Damoclès de la résiliatio­n des Accords bilatéraux avec l'Union européenne, l'initiative risque de nuire à la participat­ion de notre pays aux programmes européens de recherche et de mobilité, essentiell­e pour que la Suisse reste un pays innovant et compétitif.

Si l'on veut dénoncer un traité comme la CEDH, il convient de poser au peuple une question précise sur laquelle il peut se prononcer en connaissan­ce de cause: oui ou non? L'initiative, par contre, offre un chèque en blanc aux autorités en vue de dénoncer n'importe quel accord internatio­nal qui pourrait entrer en conflit avec la Constituti­on. Comme il n'est pas possible de connaître aujourd'hui les initiative­s contraires à la Constituti­on susceptibl­es d'être adoptées à l'avenir, pas plus que les traités qui pourraient être concernés, les citoyennes et les citoyens votent à l'aveuglette. Est-ce dans l'intérêt de la démocratie ou, au contraire, une entorse à la démocratie directe?

Le texte de l’initiative est tellement imprécis que là où il prétend résoudre un problème, il en génère toute une série d’autres

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MAYA HERTIG RANDALL PROFESSEUR­E À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE
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MICHEL HOTTELIER PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE
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GIORGIO MALINVERNI PROFESSEUR HONORAIRE DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE, ANCIEN JUGE À LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

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