La Grande Guerre, blessure et défi français
En choisissant d’arpenter cette semaine les lieux de mémoire de l’est et du nord de l’Hexagone, Emmanuel Macron a mis en lumière une évidence: cent ans après, les blessures de la Grande Guerre marquent toujours le pays
«Devant moi, face à l’entrée, un alignement sur plusieurs rangées de tombes militaires: des soldats et des officiers, pour la plupart tués en mars et avril 1918. Je scrute anxieusement les noms, je les lis à mi-voix comme je le fais toujours devant les monuments aux morts sur les places de villages.» La romancière Danièle Sallenave, membre de l’Académie française, est l’un des auteurs réunis par Gallimard pour son magnifique opus Armistice, publié pour la commémoration du centenaire de l’armistice du 11 novembre 1918. Son propos? Raconter, à travers un voyage au pied de quelques monuments aux morts, ces blessures françaises qui ne s’estomperont jamais. Villages décimés, communes hantées par le retour des «gueules cassées» contraintes de se cacher des autres habitants, villes en liesse au moment d’accueillir les maréchaux vainqueurs, dont celui qui trahira plus tard la République et couvrira les déportations de juifs: le vainqueur de Verdun, Philippe Pétain…
La France et ses monuments aux morts. Plus de 30000 statues, stèles, cimetières ornés de canons ou d’ogives d’obus sont inaugurés entre 1918 et 1925. Soit 15 inaugurations par jour durant les trois premières années d’après-guerre. Avec, à chaque fois, le même rituel républicain: hommage aux survivants, dépôts de gerbes, sonnerie du clairon. Plus qu’un raz de marée mémoriel, une transformation profonde des paysages dans chaque localité où la mobilisation générale, au fil de la guerre, avait fait irruption: «Les codes de civilité avaient explosé, raconte l’historien Frédéric Rousseau dans son passionnant essai 14-18, penser le patriotisme (Ed. Folio). La mobilisation puis la guerre avaient imposé l’urgence du besoin ressenti de partager, d’échanger, de communier, c’est-àdire de participer à quelque chose de plus grand que soi.»
Cette France profondément abîmée dans ses chairs par la Grande Guerre est celle à laquelle Emmanuel Macron a cherché à rendre hommage lors de son «itinérance mémorielle» d’une semaine dans l’est et le nord du pays. Vendredi, la première ministre britannique, Theresa May, l’a rejoint dans la Somme, à la nécropole de Thiepval. Samedi, c’est dans la clairière de Rethondes, où fut signé l’Armistice – dans le wagon de commandement de Foch, requis vingt ans plus tard par Hitler pour la reddition des troupes françaises le 22 juin 1940 –, que le président Français retrouvera Angela Merkel. Une affaire de mémoire? Pas seulement. Un rendez-vous, surtout, avec un pays qui ne s’est jamais complètement remis de l’effroyable boucherie racontée par l’écrivain Maurice Genevoix, qui entrera bientôt au Panthéon: «La Grande Guerre fit jusqu’à 900 morts par jour en France. Les chiffres sont ahurissants: 1,4 million de morts, plus de 3 millions de blessés sur 8 millions de mobilisés, alors que le pays compte à peine 40 millions d’âmes», expliquait, avant l’itinérance présidentielle, l’historien Antoine Prost, membre de la Mission du centenaire. Toutes les communes
Conséquence? «14-18 reste l’épreuve la plus abominable traversée par la France depuis la Révolution française. Elle marque la fin d’un monde agricole, ignorant des réalités mondiales. Le peuple français entre dans le monde moderne par les horreurs des tranchées», poursuit l’auteur de Verdun 1916, ouvrage consacré à l’une des plus grandes batailles de ce conflit. Comment, à l’époque, conjurer aussi la peur et les douleurs que les rescapés portent sur leurs épaules, incapables souvent de comprendre pourquoi ils survécurent? «Les quelque 35000 monuments aux morts français, si l’on inclut les cimetières nationaux et les mémoriaux officiels comme celui de Douaumont, visaient à refermer les plaies pour se tourner vers un avenir de paix incarné par la Société des Nations à Genève, juge Antoine Prost. Or c’est souvent l’inverse qui s’est produit. En France, au niveau local, la mémoire des poilus s’est inscrite dans le paysage de façon irrémédiable. Ils sont plus présents que les victimes – bien moins nombreuses – des hostilités de 39-40 ou des guerres coloniales, dont les noms, d’ailleurs, ont souvent été rajoutés sur les stèles.»
La profonde originalité de la Première Guerre mondiale a été de pénétrer toutes les communes, même les plus reculées. Le 11 novembre 1917, l’inauguration par Emmanuel Macron de l’Anneau de la mémoire de Notre-Dame-deLorette, dans le Pas-de-Calais, orné des noms de 580000 soldats morts dans les combats de 14-18, se voulait le symbole d’une historiographie différente, modernisée. Plus de croix trouant le paysage à l’infini. Pas de sculpture montrant les poilus en gardiens immuables de l’ordre républicain. Mais la réalité de 14-18 ne peut pas être centralisée, ramenée sur un seul site. Elle est diffuse, éparse, présente dans toutes les localités, y compris les plus éloignées des fronts de la Grande Guerre, qui ne poussa jamais plus au sud que la Marne. Elle fut surtout le déclencheur d’un universalisme renouvelé, et d’une nouvelle mission française, souvent symbolisée par les allégories des monuments aux morts.
«Il faut que, dans le vieux palais silencieux où elle sommeille, vous pénétriez, tout animés de la lutte, tout couverts de la poussière du combat, du sang coagulé du monstre vaincu. Et qu’ouvrant les fenêtres toutes grandes, ranimant les lumières et rappelant le bruit, vous réveilliez de votre vie à vous, de votre vie chaude et jeune, la vie glacée de la Princesse endormie…», écrivait en 1920 Lucien Febvre, l’un des fondateurs de l’école historique des Annales, à propos de la démocratie et de la République. Cent ans après, ce défi reste entier.
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«14-18 reste l’épreuve la plus abominable traversée par la France depuis la Révolution» ANTOINE PROST, HISTORIEN