Le Temps

Le théâtre ensorcelé de Borges à Genève

- ALEXANDRE DEMIDOFF t @alexandred­mdff Borges Variations, Genève, Bibliothèq­ue de la Jonction, ve à 19h30; rens. www. zanco.ch

L’artiste genevois Yuval Dishon et sa compagnie Zanco invitent à poursuivre l’auteur culte de «Fictions» dans les bibliothèq­ues

A cet endroit-là du monde, sous ce ciel de nuit pleureuse, il ne pouvait y avoir que lui. C’était l’autre soir à Cologny (GE), à la Fondation Bodmer, ce paradis du livre. Jorge Luis Borges, sa maigreur de scribe, son élégance de notaire, veillait sur les trésors de la maison, la sagesse de l’aube, le testament d’un poète. Dans la salle, on était une trentaine de spectateur­s intrigués, prêts à suivre l’auteur du Livre de sable, ses lunettes d’aveugle et sa canne jusqu’au bout de leurs chimères.

Cette sorcelleri­e, on la doit à la compagnie genevoise Zanco et à son metteur en scène Yuval Dishon. Ils oeuvrent depuis douze ans, dans les parcs, les bois, les chantiers de nos villes, principale­ment à Genève, à Lausanne et à La Chaux-de-Fonds parfois. Leur Borges Variations puise dans l’esprit des lieux – c’est la marque de fabrique de la troupe. A la Fondation Bodmer – avant la Bibliothèq­ue de la Jonction ce vendredi – on escorte donc ce Borges, une marionnett­e en vérité.

Vous suivez le mage? On descend un escalier, en direction d’une autre crypte où sommeillen­t les lettres de Ferdinand Hodler, et tiens, là, un poème de Borges lui-même. Devant vous, un livre s’ouvre: s’en évade une page à rallonge, bientôt une vague de papier, une robe aussi dans laquelle s’enroule une demoiselle. Et puis voilà que sur cette mer livresque se cabre un bateau enfantin. Le capitaine Achab tonne, dans le sillage de Moby Dick. Dans un instant, la bête apparaîtra, portée du bout des doigts par un marionnett­iste. Un escogriffe squelettiq­ue

L’homme face à ses monstres. Telle est la ligne de flottaison de Borges Variations, ce songe musical qui gagne en force à mesure qu’il déploie ses tentacules. A la dernière station, cet hommelivre­s – Borges a dirigé la Bibliothèq­ue de Buenos Aires – tape sur une vieille machine, manipulé par une comédienne tendre comme Maria Kodama, la femme de sa vie peut-être. Au second plan, soudain, un escogriffe squelettiq­ue, la mort sans doute, défie un vieillard aux échecs.

Tout frappe alors, jusqu’à cette voix qui confie le credo borgésien: «Ecrire, c’est faire de la magie […]. L’instrument de cette magie, le langage, est assez mystérieux. Nous ne savons rien de son origine. Nous savons seulement qu’il se ramifie en langues, et que chacune d’elles comprend un vocabulair­e infini et changeant et un nombre indéfini de possibilit­és syntactiqu­es.»

Du théâtre sur les chantiers

A l’origine de cette fantasmago­rie, il y en avait une autre, raconte Yuval Dishon, prévue en 2014 sur le chantier d’Artamis à Genève. Un muret séparait cette zone du cimetière des Rois où repose l’écrivain. L’artiste a l’idée alors d’introduire ce fantôme dans le spectacle – il verra finalement le jour au bord de l’Aire, à ciel ouvert, entre deux collines lunaires. Sa créature s’est étoffée depuis. Les initiés de la Fondation Bodmer n’avaient qu’un désir l’autre soir: qu’elle y revienne très vite pour jeter sa foudre.

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