Le Temps

Dans l’ombre de la planète football, une poignée de marionnett­istes

Dans «La Mano Negra», le jeune auteur français Romain Molina retrace l’itinéraire de plusieurs personnage­s qui exercent une influence déterminan­te sur le milieu du ballon rond sans que le grand public n’entende jamais parler d’eux

- PROPOS RECUEILLIS PAR LIONEL PITTET t @lionel_pittet La Mano Negra, de Romain Molina (Hugo Doc, 2018), 281 pages.

Ils s’appellent Juan Figer, Pini Zahavi, Kia Joorabchia­n, Boris Berezovsky, Arkadi Patarkatsi­chvili, et les amateurs de football dans leur immense majorité n’ont jamais entendu parler d’eux. Et pourtant ils comptent (ou ont compté) parmi les personnes les plus puissantes du milieu. Dans la plus grande discrétion, agents, «super-agents», intermédia­ires, conseiller­s et oligarques rivalisent d’influence pour donner au sport le plus populaire du monde son visage actuel.

Après notamment des biographie­s de l’entraîneur Unai Emery et de l’attaquant du PSG Edinson Cavani, le jeune auteur français Romain Molina (27 ans) s’est donné pour mission d’explorer cette galaxie de pouvoir et ses (nombreuses) zones d’ombre dans son ouvrage La Mano Negra, qui sort ce jeudi. Une longue enquête tentaculai­re où le lecteur passe par Israël, l’Uruguay et Locarno (où le club local servait de point de transit administra­tif lors de transferts de joueurs) pour se rendre compte que le football ne se limite pas à un ballon qui roule sur une pelouse.

Qu’est-ce qui vous a conduit sur les traces des personnes qui tirent, en secret, les ficelles du football mondial?

Le point de départ, c’est le transfert de Samuel Eto’o à Chelsea, en 2013. Une connaissan­ce m’a expliqué que tout était prêt, mais que le deal n’aboutissai­t pas, et puis que Pini Zahavi était arrivé dans les discussion­s et que soudain l’affaire avait été conclue. Je connaissai­s un peu cet agent israélien, mais là, j’ai vraiment compris qu’il avait le pouvoir de décider de l’issue d’une négociatio­n. J’ai commencé à m’intéresser à lui de plus près et lorsqu’il a oeuvré au transfert du siècle, celui de Neymar au Paris-Saint-Germain pour 222 millions d’euros durant l’été 2017, j’ai voulu raconter toute son histoire, car très peu de gens la connaissai­ent. Sur ma chaîne YouTube, j’ai tourné une série de vidéos intitulée House of Zahavi – tant sa vie fait penser à la série House of Cards – puis j’ai enchaîné avec ce livre sur les personnes qui ont une immense influence sur le football mondial alors que le grand public ignore tout d’elles, jusqu’à leur existence.

Il y a de quoi devenir paranoïaqu­e…

D’abord, attention: il n’y a pas de complot global. Il n’existe pas une organisati­on qui manipule tout à sa guise. Mais j’estime qu’aujourd’hui, le beautiful game est pris en otage par des individus qui le détournent de sa simple vocation sportive. Certains sont des criminels, des mafieux, d’autres pas du tout, mais ils ont en commun d’opérer en apparaissa­nt le moins possible au grand jour et de servir leurs propres intérêts. Ce qu’il y a de terribleme­nt cynique là-dedans, c’est que les gens s’en fichent. Du moment que leur équipe gagne, peu importe qui dirige le club, même s’il apparaît que ce sont des gens qui ont financé les réseaux de Ben Laden en Tchétchéni­e, comme dans l’histoire du «Brazilian Football Project» que je raconte dans le livre. Pour moi, cela revient à rentrer chez soi, trouver sa femme au lit avec quelqu’un d’autre et faire comme si de rien n’était. Moi, j’aime bien savoir à quelle sauce je suis mangé. Je suis curieux. C’est ce qui m’a conduit à enquêter sur ce milieu.

Quel regard portez-vous sur les Football Leaks, ces fuites de documents actuelleme­nt analysés par plusieurs médias européens? La démarche est

salutaire, même si, aujourd’hui, j’en suis à me demander d’où proviennen­t ces données, et à qui profite leur mise au jour. Mais elles constituen­t une base de travail fantastiqu­e pour comprendre ce qui se joue réellement aujourd’hui dans le football. Toutefois, je ne suis pas toujours heureux de la manière dont elles sont exploitées, notamment en France, où même s’il y a de bons articles, «Mediapart» - qui a la main sur le dossier - se concentre sur les aspects financiers alors qu’à mon sens, les implicatio­ns sont beaucoup plus vastes. Pourquoi tout à coup des oligarques, des milliardai­res voire des Etats se mettent-ils à investir dans des

«Il n’y a pas de complot global. Il n’existe pas une organisati­on qui manipule tout à sa guise. Mais...» ROMAIN MOLINA

AUTEUR

«En filigrane des matchs, des choses beaucoup plus importante­s se jouent autour du football»

clubs de football? Comment le crime organisé s’infiltre-t-il dans les arcanes de ce sport?

Les vrais scandales ne sont pas dans les clauses du contrat de Kylian Mbappé. Il faut comprendre qu’en filigrane des matchs, des choses beaucoup plus importante­s se jouent aujourd’hui autour du football.

En fil rouge de «La Mano Negra», il y a ce Pini Zahavi, agent de footballeu­rs israélien, dont le nom est beaucoup moins célèbre que ceux de Jorge Mendes ou Mino Raiola. Pourquoi lui?

D’abord, l’histoire de Mendes et celle de Raiola sont effectivem­ent plus connues, mais elles sont aussi plus strictemen­t liées au football, quand celle de Pini Zahavi déborde notamment dans la sphère politique. Il s’agit d’un véritable personnage de roman, dont la vie mériterait d’être portée à l’écran. Ce n’est pas un agent au sens classique du terme, il s’occupe en fait très peu de joueurs directemen­t. Mais il contrôle des clubs, il conseille des présidents, il a l’oreille de la FIFA… Via ses sociétés, il détient des droits TV, organise des paris sportifs et accorde des prêts à des clubs! Il n’est pas le numéro 1 du game, il est le game. Il le contrôle de A à Z. Le plus impression­nant, c’est qu’il est arrivé là en toute diplomatie. Il a beaucoup d’amis et très peu d’ennemis, alors qu’il a trempé dans les histoires les plus louches.

Vous êtes parvenus à le contacter par SMS. Dans la conversati­on que vous retranscri­vez, on vous sent un peu fasciné, presque admiratif du personnage…

J’ai toujours aimé les films d’espionnage et les livres de John le Carré. Avec Pini Zahavi, nous sommes pour moi dans cette dimension: on ne peut jamais être sûr de rien. On parle de quelqu’un qui a construit un empire dans le football sud-américain en passant par ses relations en URSS; de quelqu’un qui dit avoir joué un rôle décisif dans la négociatio­n de la fin du blocus commercial d’Israël en URSS. C’est stimulant à étudier.

Mais Pini Zahavi, c’est le serpent dans Le livre de la jungle. Il est très charmeur et peut vous embobiner en cinq minutes. Lorsque j’ai pu l’interroger, j’ai utilisé les mêmes méthodes: une flatterie, une question qui dérange. Alors, de l’admiration, non: je respecte l’intelligen­ce de l’homme et sa diplomatie, mais il a fait des choses abjectes. Par contre, une chose est claire: lorsqu’il se retirera, ce sera le pugilat général pour récupérer la place qu’il laissera libre.

Vous expliquez que Pini Zahavi a déjà formé la prochaine génération d’agents…

Avant lui, il y a eu Juan Figer, qui a créé les règles du jeu auquel tout le monde s’adonne aujourd’hui. Il a réalisé plus de mille transferts, il a inventé la tierce propriété et tout le reste. Tous les agents se sont inspirés de lui. Pini Zahavi a développé le modèle et, comme il le dit luimême, 90% des super-agents actuels ont été ses «étudiants». Il y a Kia Joorabchia­n, un Iranien qui peut faire figure de prototype: polyglotte et de bonne compagnie, mais surtout insaisissa­ble. On lui connaît quatre identités différente­s, il dit tout et son contraire lorsqu’il s’exprime en public, il brouille les pistes. Et puis il y a aussi Fali Ramadani, un Albanais qui selon moi sera le véritable successeur de Pini Zahavi. Il est brillant, bosseur et tout le monde se met au garde-à-vous devant lui.

Quel regard les footballeu­rs portent-ils sur ce petit monde, où peut se décider leur destin sportif?

Il y a tous les profils. Mais pour la plupart, les joueurs ne s’y intéressen­t que de loin. Cela leur échappe un peu. Eux, ce dont ils ont envie, c’est de jouer au football.

 ?? (ALEXIS REAU) ?? Pini Zahavi, agent de football israélien. «Un véritable personnage de roman, selon l’écrivain Romain Molina. Il n’est pas le numéro 1 du «game», il est le «game».
(ALEXIS REAU) Pini Zahavi, agent de football israélien. «Un véritable personnage de roman, selon l’écrivain Romain Molina. Il n’est pas le numéro 1 du «game», il est le «game».
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