Les Rohingyas exilés puis rapatriés de force
Les autorités du Bangladesh ont annoncé qu’elles allaient commencer ce jeudi les opérations de renvoi de la minorité musulmane vers la Birmanie. Dans la communauté des réfugiés, l’angoisse est à son comble
C’est de Mike Pence, le vice-président américain, que sont venues les dernières critiques contre le gouvernement birman, lors du sommet de l’Asean (Association des nations de l’Asie du SudEst) ce mercredi 14 novembre à Singapour. «La persécution de l’armée contre les Rohingyas est inexcusable», a-t-il déclaré au début d’un entretien avec la dirigeante birmane Aung San Suu Kyi. Quelques heures auparavant, c’est l’ancienne présidente chilienne Michelle Bachelet, à la tête du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, qui appelait à stopper le rapatriement, soulignant que la sécurité des Rohingyas ne serait pas garantie en Birmanie.
Des critiques qui se sont multipliées ces derniers jours, à l’approche des premiers retours annoncés par la Birmanie et le Bangladesh. Les autorités birmanes ont précisé dimanche 11 novembre qu’une première vague de 2251 personnes était attendue à partir de ce jeudi. Si le Bangladesh assure que les retours seront volontaires, les Nations unies et les organisations humanitaires internationales ont mis en garde contre un rapatriement forcé.
Fuites, tentatives de suicide… L’annonce de la Birmanie a créé la panique chez les Rohingyas ayant quitté le pays l’an dernier face aux atrocités commises par l’armée – dont des massacres et des viols en réunion. L’un d’entre eux, réfugié au Bangladesh et contacté via la messagerie WhatsApp, raconte que ces derniers jours ont été vécus dans la terreur: «L’armée bangladaise a demandé aux leaders rohingyas locaux une liste de 10-15 familles prêtes à revenir en Birmanie. Ceux qui n’ont pas réussi à donner des noms ont été battus.» «Les familles qui ont appris qu’elles étaient sur les listes ont fui et trouvé refuge chez leurs proches dans d’autres parties du camp, pour éviter le rapatriement», confie le jeune homme.
«Déjà 160 millions de personnes»
Signe inquiétant pour les conditions dans lesquelles se dérouleront ces retours: la décision s’est prise sans consulter ni les Rohingyas, ni l’ONU, qui avait pourtant signé un accord avec les autorités birmanes au mois de juin dernier. «Le Bangladesh semble pressé de commencer le rapatriement à l’approche des élections générales», prévues le 30 décembre 2018, avance John Quinley, spécialiste des droits de l’homme pour l’organisation Fortify Rights.
Le pays redoute également de voir les plus de 700000 réfugiés rester indéfiniment sur son sol. «J’ai déjà 160 millions de personnes dans mon pays», déclarait en septembre la première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, avant d’accuser la Birmanie d’être responsable des multiples reports – tout au long de l’année – de ces opérations de rapatriement.
Mais un autre pays se cache derrière les pressions subies par la Birmanie et le Bangladesh: la Chine souhaite voir le retour des Rohingyas et de la stabilité dans l’Etat rakhine, dans l’ouest de la Birmanie, où ses intérêts économiques sont importants. Soutien du gouvernement birman et investisseur important dans le pays, Pékin a de nombreux projets dans cette zone de conflit, qui s’inscrivent dans la «Belt and Road Initiative», un vaste programme de développement pour relancer la Route de la soie. L’un d’entre eux, un projet portuaire, la zone économique spéciale de Kyaukpyu, a justement été l’objet d’un accord, il y a quelques jours, avec la Birmanie. Autre preuve des liens économiques forts entre les deux pays: depuis avril 2017, la province chinoise du Yunnan est reliée à cette région birmane par un oléoduc.
Pas d’améliorations notables sur place
De son côté, la Birmanie veut prouver sa bonne volonté en faisant avancer le dossier de la crise des Rohingyas. Depuis un an, la communauté internationale multiplie les accusations contre les autorités: rapport de l’ONU en septembre, ouverture d’une enquête préliminaire par la Cour pénale internationale… Face aux critiques, la Birmanie n’a cessé de dénoncer des réactions «biaisées». Encore ce mercredi, la dirigeante Aung San Suu Kyi répondait à Mike Pence, le vice-président américain: «Nous pouvons dire que nous comprenons notre pays mieux que n’importe quel autre pays.»
En attendant, la situation sur place ne s’est pas améliorée pour les Rohingyas: «Il n’y a aucun signe que des décisions politiques aient été prises sur des questions cruciales, comme la liberté de mouvement dans l’Etat rakhine» ou celle de la citoyenneté de cette minorité apatride, indique Laetitia van den Assum, diplomate néerlandaise qui a fait partie de la Commission sur le Rakhine dirigée par Kofi Annan. Près de 130000 Rohingyas vivent encore dans des camps de déplacés à l’intérieur de la Birmanie, sans pouvoir en sortir, depuis les violences de 2012, et les discriminations dans le domaine de l’éducation et de la santé sont toujours présentes. Pour Laetitia van den Assum, «il est donc très clair que les conditions pour un retour des rohingyas ne sont pas réunies».
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«L’armée bangladaise a demandé aux leaders rohingyas une liste de 10-15 familles prêtes à rentrer : ceux qui n’en ont pas fourni ont été battus»
UN RÉFUGIÉ ROHINGYA AU BANGLADESH