Au Kazakhstan, la relation privilégiée du groupe genevois Vitol
Le négociant genevois commercialise près d’un quart du brut kazakh et octroie des milliards de prêts à la compagnie pétrolière nationale. L’ONG Public Eye a suivi la trace d’une coentreprise remontant jusqu’au gendre du président Noursoultan Nazarbaïev
C’est l’histoire d’une relation privilégiée. En une vingtaine d’années, Vitol s’est érigé en principal partenaire du Kazakhstan, qui lui confie 21% de ses exportations de brut et un accès stratégique à ses mégagisements pétroliers. Une accointance qui a des aspects moins reluisants. Le négociant genevois a créé une coentreprise avec des proches du pouvoir autoritaire de ce pays d’Asie centrale, révèle l’ONG Public Eye dans son enquête «Comment Vitol est devenu le roi de l’or noir au Kazakhstan», publiée mercredi.
Parmi ces personnes exposées politiquement, ou PEP dans le jargon financier: Timour Koulibaïev, le gendre et conseiller du président kazakh Noursoultan Nazarbaïev. Le «Père de la Nation» dirige sans partage la république d’Asie centrale depuis la dissolution du bloc soviétique, il y a vingt-sept ans. Mystérieuse structure milliardaire
Au coeur de l’affaire: Ingma Holding, détenue à 49% par la filiale néerlandaise de Vitol via une société offshore. Son nom n’apparaît nulle part sur les brochures officielles, mais cette structure, enregistrée à Rotterdam, a généré 93,3 milliards de dollars de chiffre d’affaires entre 2009 et 2016 et un bénéfice net de 1,1 milliard.
En 2010, les revenus de la structure représentaient même 10% de l’ensemble des activités de Vitol, a calculé Public Eye en se fondant sur des courriels et documents piratés dans les boîtes de hauts responsables kazakhs et des données du Registre du commerce.
L’actionnariat d’Ingma, qui compte dix filiales dont quatre en Suisse, révèle d’autres surprises. En remontant le complexe réseau de structures établies à Curaçao, aux Bahamas ou dans les îles Vierges britanniques, l’ONG est tombée sur le nom d’Arvind Tiku, actionnaire majoritaire d’Ingma via sa société Oilex. Cet homme d’affaires d’origine indienne a enchaîné des postes de cadre dans les sociétés étatiques pétrolières et gazières au Kazakhstan. Il est considéré par Public Eye comme «l’homme de confiance» de Timour Koulibaïev, le gendre du président kazakh.
Des «contrôles renforcés»
Dans sa réponse à l’ONG, Vitol admet être en relations d’affaires directes ou indirectes avec des personnes proches du président, mais assure respecter toutes les législations anti-corruption. «Il est approprié et souvent nécessaire d’entrer en affaires avec des PEP. Pour toutes les transactions impliquant des PEP, les contrôles (devoir de diligence) sont renforcés», justifie la société.
Sans préciser les actionnaires finaux d’Ingma, Vitol assure que «ni le président Noursoultan Nazarbaïev, ni son gendre Timour Koulibaïev ou d’autres personnes qui leur doivent leur position» n’en sont bénéficiaires.
Une lettre «ni écrite ni reçue»
Or, dans une lettre adressée par un collaborateur du notable kazakh à la filiale londonienne de Credit Suisse et dont Le Temps eu copie, il est assuré que «Timur Kulibaey» remboursera son crédit «grâce au paiement des dividendes ou prêts de nos compagnies opérationnelles». Parmi les entités énumérées dans le document figure Vitol Central Asia, une filiale genevoise d’Ingma.
Contacté par Le Temps, Vitol «réitère que M. Koulibaïev n’a rien à voir avec Vitol Central Asia» et explique «ne pouvoir commenter de fausses informations contenues dans une lettre que Vitol n’a ni écrite ni reçue».
En 2010, le tandem Tiku-Koulibaïev avait déjà fait l’objet d’une enquête du Ministère public de la Confédération dans le cadre d’une affaire n’impliquant pas Vitol. Faute de preuves quant à l’origine criminelle des fonds impliqués, la procédure avait été classée après trois ans. Mais elle avait permis de documenter qu’Oilex, la firme copropriétaire d’Ingma avec Vitol, avait effectué plusieurs versements totalisant des centaines de millions de dollars à des entités détenues par Timour Koulibaïev.
«S’il n’est pas actionnaire d’Ingma, le gendre du président kazakh a indirectement bénéficié de ce partenariat», affirme Public Eye, en rappelant qu’au moins un de ses lieutenants, Dias Suleimenov, est encore entré au capital d’Ingma en 2010.
Des milliards de prêts remboursés en pétrole
Pour Géraldine Viret, responsable médias chez Public Eye, après le recours à des intermédiaires, l’affaire kazakhe met en lumière un autre modus operandi des négociants pour décrocher des contrats dans des pays sensibles: «Nouer des partenariats directement avec des PEP, par le biais de joint-ventures, présente des risques de corruption élevés. Pour les juguler, il est impératif de soumettre les négociants à des devoirs de diligence accrus, comme pour les banques.»
Ces trois dernières années, Vitol a obtenu deux accords de préfinancements portant sur 5,2 milliards de dollars avec la compagnie pétrolière nationale KazMunayGas. Le négociant se remboursera sur les cargaisons de pétrole provenant de deux gisements situés au nord du pays et en mer Caspienne dans les cinq ans à venir.
Interpellé, Vitol dit disposer d’«un cadre de compliance basé sur les régulations bancaires» européennes, ainsi que de «strictes procédures de contrôle concernant les paiements à des tiers». De manière générale, le trader rappelle que toutes les coentreprises qui achètent ou vendent du pétrole ont besoin d’un compte bancaire, qui ne peut être obtenu sans «respecter la régulation bancaire correspondante».
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«Nouer des partenariats directement avec des personnes exposées politiquement […] présente des risques de corruption élevés»
GÉRALDINE VIRET, RESPONSABLE MÉDIAS CHEZ PUBLIC EYE