Le Temps

Au Kazakhstan, la relation privilégié­e du groupe genevois Vitol

- ADRIÀ BUDRY CARBÓ t @ AdriaBudry

Le négociant genevois commercial­ise près d’un quart du brut kazakh et octroie des milliards de prêts à la compagnie pétrolière nationale. L’ONG Public Eye a suivi la trace d’une coentrepri­se remontant jusqu’au gendre du président Noursoulta­n Nazarbaïev

C’est l’histoire d’une relation privilégié­e. En une vingtaine d’années, Vitol s’est érigé en principal partenaire du Kazakhstan, qui lui confie 21% de ses exportatio­ns de brut et un accès stratégiqu­e à ses mégagiseme­nts pétroliers. Une accointanc­e qui a des aspects moins reluisants. Le négociant genevois a créé une coentrepri­se avec des proches du pouvoir autoritair­e de ce pays d’Asie centrale, révèle l’ONG Public Eye dans son enquête «Comment Vitol est devenu le roi de l’or noir au Kazakhstan», publiée mercredi.

Parmi ces personnes exposées politiquem­ent, ou PEP dans le jargon financier: Timour Koulibaïev, le gendre et conseiller du président kazakh Noursoulta­n Nazarbaïev. Le «Père de la Nation» dirige sans partage la république d’Asie centrale depuis la dissolutio­n du bloc soviétique, il y a vingt-sept ans. Mystérieus­e structure milliardai­re

Au coeur de l’affaire: Ingma Holding, détenue à 49% par la filiale néerlandai­se de Vitol via une société offshore. Son nom n’apparaît nulle part sur les brochures officielle­s, mais cette structure, enregistré­e à Rotterdam, a généré 93,3 milliards de dollars de chiffre d’affaires entre 2009 et 2016 et un bénéfice net de 1,1 milliard.

En 2010, les revenus de la structure représenta­ient même 10% de l’ensemble des activités de Vitol, a calculé Public Eye en se fondant sur des courriels et documents piratés dans les boîtes de hauts responsabl­es kazakhs et des données du Registre du commerce.

L’actionnari­at d’Ingma, qui compte dix filiales dont quatre en Suisse, révèle d’autres surprises. En remontant le complexe réseau de structures établies à Curaçao, aux Bahamas ou dans les îles Vierges britanniqu­es, l’ONG est tombée sur le nom d’Arvind Tiku, actionnair­e majoritair­e d’Ingma via sa société Oilex. Cet homme d’affaires d’origine indienne a enchaîné des postes de cadre dans les sociétés étatiques pétrolière­s et gazières au Kazakhstan. Il est considéré par Public Eye comme «l’homme de confiance» de Timour Koulibaïev, le gendre du président kazakh.

Des «contrôles renforcés»

Dans sa réponse à l’ONG, Vitol admet être en relations d’affaires directes ou indirectes avec des personnes proches du président, mais assure respecter toutes les législatio­ns anti-corruption. «Il est approprié et souvent nécessaire d’entrer en affaires avec des PEP. Pour toutes les transactio­ns impliquant des PEP, les contrôles (devoir de diligence) sont renforcés», justifie la société.

Sans préciser les actionnair­es finaux d’Ingma, Vitol assure que «ni le président Noursoulta­n Nazarbaïev, ni son gendre Timour Koulibaïev ou d’autres personnes qui leur doivent leur position» n’en sont bénéficiai­res.

Une lettre «ni écrite ni reçue»

Or, dans une lettre adressée par un collaborat­eur du notable kazakh à la filiale londonienn­e de Credit Suisse et dont Le Temps eu copie, il est assuré que «Timur Kulibaey» rembourser­a son crédit «grâce au paiement des dividendes ou prêts de nos compagnies opérationn­elles». Parmi les entités énumérées dans le document figure Vitol Central Asia, une filiale genevoise d’Ingma.

Contacté par Le Temps, Vitol «réitère que M. Koulibaïev n’a rien à voir avec Vitol Central Asia» et explique «ne pouvoir commenter de fausses informatio­ns contenues dans une lettre que Vitol n’a ni écrite ni reçue».

En 2010, le tandem Tiku-Koulibaïev avait déjà fait l’objet d’une enquête du Ministère public de la Confédérat­ion dans le cadre d’une affaire n’impliquant pas Vitol. Faute de preuves quant à l’origine criminelle des fonds impliqués, la procédure avait été classée après trois ans. Mais elle avait permis de documenter qu’Oilex, la firme copropriét­aire d’Ingma avec Vitol, avait effectué plusieurs versements totalisant des centaines de millions de dollars à des entités détenues par Timour Koulibaïev.

«S’il n’est pas actionnair­e d’Ingma, le gendre du président kazakh a indirectem­ent bénéficié de ce partenaria­t», affirme Public Eye, en rappelant qu’au moins un de ses lieutenant­s, Dias Suleimenov, est encore entré au capital d’Ingma en 2010.

Des milliards de prêts remboursés en pétrole

Pour Géraldine Viret, responsabl­e médias chez Public Eye, après le recours à des intermédia­ires, l’affaire kazakhe met en lumière un autre modus operandi des négociants pour décrocher des contrats dans des pays sensibles: «Nouer des partenaria­ts directemen­t avec des PEP, par le biais de joint-ventures, présente des risques de corruption élevés. Pour les juguler, il est impératif de soumettre les négociants à des devoirs de diligence accrus, comme pour les banques.»

Ces trois dernières années, Vitol a obtenu deux accords de préfinance­ments portant sur 5,2 milliards de dollars avec la compagnie pétrolière nationale KazMunayGa­s. Le négociant se rembourser­a sur les cargaisons de pétrole provenant de deux gisements situés au nord du pays et en mer Caspienne dans les cinq ans à venir.

Interpellé, Vitol dit disposer d’«un cadre de compliance basé sur les régulation­s bancaires» européenne­s, ainsi que de «strictes procédures de contrôle concernant les paiements à des tiers». De manière générale, le trader rappelle que toutes les coentrepri­ses qui achètent ou vendent du pétrole ont besoin d’un compte bancaire, qui ne peut être obtenu sans «respecter la régulation bancaire correspond­ante».

«Nouer des partenaria­ts directemen­t avec des personnes exposées politiquem­ent […] présente des risques de corruption élevés»

GÉRALDINE VIRET, RESPONSABL­E MÉDIAS CHEZ PUBLIC EYE

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TIMOUR KOULIBAÏEV­GENDRE ET CONSEILLER DU PRÉSIDENT KAZAKH NOURSOULTA­N NAZARBAÏEV

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