Le Temps

Au procès UBS, deux justices face à face

Le procès de la banque suisse s’est achevé jeudi à Paris par les plaidoirie­s de ses avocats. Lesquels ont démoli méthodique­ment l’accusation et les «lanceurs d’alerte» à l’origine de l’affaire. Jugement le 20 février 2019

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Markus Diethelm peut être satisfait. Assis au premier rang, avec ce qu’il faut de couleur dans son costume pour se différenci­er des banquiers ordinaires, le directeur juridique d’UBS a, pendant les six semaines de procès, compté méthodique­ment les points.

Il s’agissait, pour cet avocat zurichois francophon­e, arrivé dans la banque en pleine crise américaine pour nettoyer les écuries d’Augias de la crise des subprimes, que soit méthodique­ment démontré à la barre ce que le plus éloquent des défenseurs d’UBS AG, Me Denis Chemla, a plusieurs fois nommé la «vacuité du dossier».

Mission accomplie donc, en fin de soirée jeudi, lorsque la présidente du Tribunal correction­nel Christine Mée a annoncé la fin de l’ultime audience et mis son jugement en délibéré, pour le 20 février 2019. Toute la journée durant, chaque recoin de l’affaire fut fouillé, exhumé et exhibé par les conseils d’UBS et de sa filiale française. Autour d’un argument: impossible, pour la justice française, de suivre les réquisitio­ns du parquet et sa demande de 3,7 milliards d’euros d’amende pour délit de «démarchage bancaire illicite» et «blanchimen­t aggravé de fraude fiscale» (15 millions pour UBS France, accusée de complicité). Impossible, vraiment? Entre l’accusation et la défense, le face-à-face de deux justices laisse au final un goût amer. Résumé en trois chapitres.

1•LE PIÈGE DU «SYSTÈME»

Ce mot est revenu sans cesse dans les plaidoirie­s de la défense, après avoir été brandi par les deux procureurs Eric Russo et Serge Roques, et par l’avocat du fisc français Xavier Normand-Bodard. Pour ces derniers, appuyés sur l’ordonnance de renvoi devant le tribunal des juges d’instructio­n Guillaume Daieff et Serge Tournaire, UBS AG et UBS France opéraient sur le territoire français un «système» destiné à permettre aux chargés d’affaires suisses d’y démarcher des clients avides de secret bancaire, puis à organiser le transfert de leurs avoirs en Helvétie pour échapper au fisc.

Le reflet de cette stratégie est l’amende requise de 3,7 milliards d’euros, qui correspond aux montants des flux financiers régularisé­s identifiés dans l’ordonnance comme «en provenance d’UBS» sans plus de détails. Idem pour le montant de 1,6 milliard d’euros réclamé par l’Etat français à la banque suisse au titre de dommages et intérêts. Le raisonneme­nt est «systématiq­ue»: flux financiers = culpabilit­é.

La défense s’était, dès le début, engouffrée dans la brèche. La journée de jeudi a été son festival. Les avocats de la banque ont égrené l’absence de preuves, l’absence de témoignage­s, l’absence de clients reconnaiss­ant a posteriori avoir été démarchés. Une avalanche de doutes et de suspicions s’est abattue sur les témoins les plus accusatoir­es pour UBS. Les deux principaux «lanceurs d’alerte» qui travaillai­ent pour sa filiale française, Stéphanie Gibaud – reconnue jeudi «collaborat­eur de justice» et dédommagée pour préjudice moral dans un autre procès – et Nicolas Forissier, ont été démolis au fil de la lecture d’e-mails de leurs supérieurs et de comptes rendus censés démontrer leurs frustratio­ns ou leurs ressentime­nts.

Un carnage juridique destiné à démontrer que l’accusation n’a jamais établi la «charge de la preuve». Ce que Me Jean Veil avait d’emblée ironiqueme­nt souligné: «Il n’est pas facile d’être l’avocat d’une banque [...]. Mais la tartufferi­e est du côté de l’Etat français qui a empoché les milliards des régularisé­s et cherche d’autres milliards dans des poches étrangères profondes […]. Ce procès est celui de trois ennemis: la Suisse, la banque et ses épouvantab­les banquiers rapaces, et les fraudeurs fiscaux toujours cités mais jamais présents. Sauf qu’au pénal, il faut dire, il faut prouver.»

2•DÉMARCHAGE ET BLANCHIMEN­T, LE LABYRINTHE

Les avocats de la défense d’UBS ont dépecé le code bancaire et le Code pénal français pour en tirer une perle: le «démarchage bancaire illicite» reproché à UBS sur le territoire français est un concept légal très restreint, qui impose de prouver l’intention de faire signer un contrat au client. Une pluie de textes et d’analyses est donc tombée hier sur le tribunal, pour démontrer que rien, dans le dossier et dans les témoignage­s, ne permet d’affirmer qu’entre 2004 et 2012 les chargés d’affaires suisses invités en France à Roland-Garros, sur les greens de golf ou lors de parties de chasse huppées, venaient là pour «traquer le client», contrats en main. Crédible? Légalement oui, car même le fait d’informer un client, voire de faire de la publicité pour ses produits bancaires, n’est pas du démarchage. Sacré labyrinthe…

Le délit de blanchimen­t de fraude fiscale semblait, lui, davantage constitué vu les flux financiers et les très nombreuses régularisa­tions par les contribuab­les français de leurs avoirs helvétique­s non déclarés à partir de l’abandon du secret bancaire par le Conseil fédéral, en mars 2009. Mais là aussi, la défense d’UBS a sorti des arguments massue, doublés d’une série compliquée de demandes de prescripti­ons. L’un des principaux arguments? Le prélèvemen­t à la source sur les avoirs des non-résidents français opéré par les banques suisses dans le cadre de la directive européenne sur la fiscalité de l’épargne à partir de 2004. Un prélèvemen­t qui ne libérait certes pas les individus de leur obligation de déclarer leur patrimoine, mais qui allait bien, in fine, dans les caisses de l’Etat français. Comment, dès lors, accuser la banque suisse de «blanchimen­t» alors que les avoirs identifiés comme français étaient dûment taxés?

L’autre point qui fait mal est celui des 3983 contribuab­les français régularisé­s, pour un montant de 3,7 milliards repris par l’accusation. Jamais UBS n’a pu avoir accès à la liste nominative. Aucune vérificati­on n’a donc pu être faite. Vieil argent hérité ou capitaux récemment «évadés»? Là aussi, la présidente devra trouver un chemin de sortie.

UBS, jugée à Paris dans le nouveau palais de justice de la capitale pour le démarchage illégal de riches clients français et la dissimulat­ion de milliards d’avoirs non déclarés, sera fixé sur son sort le 20 février 2019.

3•BANQUIERS ET CLIENTS, LE CACHE-CACHE

Il a manqué à ce procès le témoin clé, le repenti, l’accusateur capable de mettre devant leurs éventuelle­s responsabi­lités les six prévenus physiques accusés aux côtés d’UBS AG et d’UBS France, contre lesquels des peines allant de 6 à 24 mois de prison avec sursis, et de 50000 à 500000 euros d’amende ont été requises. Car sans témoins et sans repentis, pas d’affronteme­nt. Juste un cache-cache dans lequel les avocats ont excellé pour démontrer qu’à aucun moment ces anciens cadres d’UBS ne savaient, voyaient, devinaient que leurs «prospects» français cherchaien­t à fuir le fisc.

L’un des bras de fer les plus symbolique­s entre l’accusation et la défense a porté sur les country papers et les consignes de sécurité numériques, ces recommanda­tions de protection/destructio­n des fichiers exigées des chargés d’affaires. Les procureurs y voient la preuve que les banquiers se comportaie­nt comme des agents secrets. La défense en a de nouveau ri, affirmant que lesdits documents raflés lors des perquisiti­ons concernaie­nt des destinatio­ns bien plus exotiques, en Amérique du Sud.

Les clients français existaient pourtant. Ils jouaient au golf. Ils profitaien­t de concerts classiques. Ils étaient bien les proies de cette «guerre de la finance» que Patrick de Fayet, le seul ex-banquier d’UBS France à avoir tenté de plaider coupable, a décrites à la barre. Mais au tribunal? Disparus. Evaporés. Aucun d’entre eux n’a été appelé à témoigner. Aucun d’entre eux n’a dit avoir été démarché. Seuls restent quelques noms dans l’ordonnance, tous plus ou moins litigieux.

Raoul Weil, l’ex-numéro trois d’UBS acquitté aux Etats Unis en 2014, avait entamé ce procès accablé, sa grande silhouette prostrée, entouré de ses deux traducteur­s. Jeudi, l’ancien patron de la division Wealth Management était tout sourire. Tandis que les procureurs, eux, semblaient accuser le coup d’un procès transformé en précipice: celui d’un dossier emblématiq­ue dépourvu des preuves évidentes capables de le rendre exemplaire.

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(ALAIN JOCARD/AFP)

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