Yann et Juillard se plongent dans la guerre civile espagnole
Guerre fratricide dans la guerre civile espagnole, dans «Double 7», Juillard et Yann thématisent les tragiques dissensions au sein même du camp des républicains, attisées par Staline
Hiver 1936. L’Aviation légionnaire de l’Italie mussolinienne pilonne sans relâche Madrid. Les putschistes nationalistes du général Franco pensaient ne faire qu’une bouchée de la capitale assiégée, mais les forces loyales à la République la tiendront jusqu’à la fin de la guerre civile, en 1939. Avec les pages d’ouverture du nouvel album du dessinateur André Juillard et du scénariste Yann on entre de plainpied dans le drame de la guerre civile espagnole. Une entrée en matière quasi calquée sur celle de leur première collaboration, il y a sept ans: dans les premières cases de Mezek, c’était un bombardement d’avions égyptiens qui semait la mort dans les rues de Tel-Aviv, en juin 1948.
Dans les deux récits de Yann et Juillard, des pilotes mercenaires viennent au secours du nouvel Etat juif ou des républicains menacés. Ils ne sont pas forcément là pour l’argent, mais aussi par solidarité et par conviction. A Madrid, les auteurs les situent dans une base où ils côtoient des pilotes soviétiques, plus mobilisés que volontaires, au sein de l’escadrille Double Six, dont l’emblème est une pièce de domino. Cette unité a réellement existé, et si l’album s’intitule
Double 7, c’est qu’un des principaux héros de la fiction a baptisé son avion ainsi, après qu’en plein combat aérien des balles de mitrailleuse ont transpercé le domino peint sur sa dérive en y ajoutant un septième point.
SHAKESPEARE REVISITÉ
Longtemps plongé dans le XVIIe siècle des Sept vies de l’Epervier ou de Masquerouge, avec l’épopée de la téméraire baronne et aventurière Ariane de Troïl, Juillard a franchi les siècles, porté par l’intérêt qu’il partage avec Yann pour l’aviation. A hélices surtout, et là, il est servi, avec la panoplie du matériel volant des corps expéditionnaires italien et allemand affrontant les trapus Polikarpov soviétiques, une aide militaire tout sauf désintéressée. Plus un petit arsenal hétéroclite et dépassé de vieux coucous, notamment ceux de l’escadrille mise sur pied par André Malraux. Tétanisées par Hitler, les démocraties européennes ont laissé passer ces derniers en fermant à moitié les yeux, alors que les nazis venaient tester leurs matériels volants les plus modernes dans le ciel hispanique, au sein de la Légion Condor. Et bombarder massivement la population civile de Guernica, une première dans la guerre aérienne.
Dans un premier temps, Yann propose un scénario centré sur deux couples célèbres, les journalistes Ernest Hemingway et Martha Gellhorn et les photographes Frank Capa et Gerda Taro. Mais Juillard soupire, déçu. Il n’est pas à l’aise avec les portraits de personnages connus et se voit mal les dessiner d’un bout à l’autre du livre. Il n’a pas envie de faire un ouvrage historique, préférant une fiction dans un cadre véridique, quitte à ce que des personnages réels y fassent des apparitions. Pourquoi pas une histoire d’amour foudroyant, mais contrarié, à la Roméo et Juliette, suggère-t-il?
Il faut dire que le dessinateur était en train de terminer, sur un scénario d’Yves Sente, Le testament de
Willam S., un Blake et Mortimer atypique tout imprégné de Shakespeare, à son grand plaisir. Comme l’avait fait leur confrère Enki Bilal avec son Julia et Roem, Juillard et Yann jouent sur les consonances de Juliette et Roméo avec leurs Lulia et Roman, et ils enfoncent le clou en leur attribuant les patronymes de Kapulov et Montago, inversés d’ailleurs par rapport aux Montaigu et Capulet… Comme à Vérone, l’austère pilote soviétique et la fougueuse milicienne de la CNT anarcho-syndicaliste (et féministe) font bien partie de deux familles irréconci- liables, même s’ils sont censés combattre dans le même camp contre les franquistes.
FIN OUVERTE
Cherchant à aborder la guerre civile sous un angle un peu plus inédit que l’épopée des Brigades internationales, par exemple, les auteurs se cantonnent au côté républicain. «On y découvre les manipulations des commissaires politiques soviétiques, les antagonismes entre les différentes factions, note Juillard, de passage à Genève. Il ne s’agit pas d’une hagiographie, même si nous sommes clairement du côté républicain et antifranquistes. Il y a eu des exactions et des massacres des deux bords, il faut le reconnaître.» Cette approche met forcément plus en lumière les atrocités commises par les plus enragés des républicains et les dissensions meurtrières entre les composantes de ce camp, attisées par Moscou, alors que les sauvageries des phalangistes restent hors cadre. Un texte d’introduction historique précède bien la BD. «Mais peut-être, admet Juillard, que notre point de vue sur Franco n’est pas assez explicite.»
Dans cette guerre cruelle, l’histoire de Roméo et Juliette, intense, brève et somptueuse sous le crayon du dessinateur, ne peut que tragiquement se terminer. Mais sous l’épaisse poussière soulevée par les bombes de la Légion Condor, qui peut être certain du sort réservé à Lulia Montago et Roman Kapulov, qui disparaissent, enlacés, dans les volutes de fumée? D’autant qu’un mystère déconcertant plane dans la dernière page du livre, qui se déroule de nos jours dans le Musée national de la reine Sofia, devant le Guernica de Picasso. «Mais, sourit Juillard, nous n’allons pas choisir la fin à la place du lecteur…»
«Il ne s’agit pas d’une hagiographie, même si nous sommes clairement du côté républicain»
ANDRÉ JUILLARD, DESSINATEUR