Les «gilets jaunes», routes bloquées et parole libérée
Manifestation de «gilets jaunes» au début du mois dans les rues de Narbonne.
Leur journée de contestation a été maintenue malgré la volonté déclarée du gouvernement français de tempérer les hausses du prix des carburants. Plongée chez ces Français qui disent leur ras-le-bol de Paris et d’Emmanuel Macron
tLe mot qui revient le plus n’est pas «automobile». C’est le «ras-le-bol» qui, ces jours-ci, domine les conversations dans les rassemblements de «gilets jaunes». Ras-le-bol, bien sûr, de voir le prix du carburant reprendre l’ascenseur en France à partir du 1er janvier 2019 (le projet de loi de finances pour 2019 prévoit 6,5 centimes de taxe en plus par litre sur le diesel et 2,9 centimes sur l’essence). Mais ras-lebol, surtout, de l’incompréhension et du fossé qui, depuis l’élection présidentielle de mai 2017, se sont installés entre Paris et les régions rurales.
«L’utilisation de la voiture, et donc la sensibilité à ces nouvelles taxes instaurées au nom de la transition écologique, n’est à mon avis qu’un trait d’union, explique le maire d’une petite commune du Cher, près de Vierzon. Les «gilets jaunes» sont d’abord une addition de frustrations, que l’opposition de droite et les extrêmes s’emploient à attiser. Leur profil type? L’employé payé 1200 euros de salaire mensuel, qui doit faire une vingtaine de kilomètres pour se rendre au travail et vit mal la diminution du nombre de médecins dans les campagnes, la fermeture des bureaux de poste, les attaques contre les boucheries, la mise en cause de la chasse, la perte de pouvoir d’achat… et l’impression de ne jamais être entendu.»
Un mouvement diffus
Exacerbée depuis une semaine par les médias français, qui prédisent tous un blocage national des routes ce samedi, la colère des «gilets jaunes» (ces gilets utilisés en cas d’accident ou de panne pour être repérés sur les routes) n’est pas catégorielle. En 2013 en Bretagne, le mouvement des «bonnets rouges», déjà vent debout contre les hausses du carburant, était pour l’essentiel composé d’agriculteurs, de conducteurs de poids lourd et de chauffeurs d’utilitaire. La donne, cinq ans plus tard, est davantage sociétale.
Les meneurs de ce mouvement diffus, compliqués à identifier et à cerner, sont souvent des meneuses, telles Priscillia Ludosky, résidente de Savigny-le-Temple (Seine-et-Marne) et initiatrice de la pétition «Pour une baisse des prix à la pompe» lancée sur Change.org en mai, et parvenue vendredi à 860907 signatures. Autre égérie: la Bretonne Jacline Mouraud, accordéoniste et hypnothérapeute, dont les vidéos YouTube tournées dans son département du Morbihan agitent la Toile. Populistes? Certainement. Extrémistes? Voire «Quand je dénonce la traque aux conducteurs, je veux dire qu’on ne nous a pas consultés. Ça tombe d’en haut et on devrait tout accepter. C’est le système qui est à bout. La parole se libère», explique cette dernière, en surjouant son personnage de révoltée provinciale.
Une autre femme a très vite saisi le décollage de ce mouvement dans l’opinion. Ségolène Royal est affairée, ces jours-ci, à la sortie de son livre Ce que je peux enfin vous dire (Ed. Fayard). La voici en train de diagnostiquer ces nouvelles fractures françaises devant Le Temps: «J’en vois deux qui permettent de comprendre ce qui se passe, explique l’ancienne candidate socialiste à la présidentielle. La première est le rejet d’une écologie punitive. Les gens, surtout en province, se sentent proches de la nature. Ils ne comprennent pas pourquoi les problèmes écologiques de métropoles surpolluées retombent sur eux sous forme de taxes. Ils n’estiment pas devoir payer le fardeau pour les urbains, car ils souffrent déjà des villes qui accaparent les emplois. La seconde fracture est occasionnée par le manque de consultations. Les Français veulent donner leur avis. Ils veulent participer. Voir dans cette colère des «gilets jaunes» seulement une contestation politique serait une énorme erreur. C’est autant un sentiment de révolte qu’un appel à l’aide.»
Emmanuel Macron s’est personnellement impliqué pour calmer le jeu. Mercredi soir, en direct du porte-avions Charles-de-Gaulle, le président français a admis qu’il n’avait pas réussi à «réconcilier les Français» comme il le souhaite. Est-il seul responsable de cette flambée des «gilets jaunes»? Ne paie-t-il pas aussi l’affaiblissement structurel des syndicats et des partis politiques, qu’il a contribué à ébranler? «Macron a entamé sa présidence dans un dialogue direct avec les Français, nuance le politologue Pascal Perrineau. Il s’est fait élire sur le thème «les réformes c’est moi», tout en promettant d’associer les gens, comme l’avait fait la grande marche de son mouvement. Or le dialogue s’est évanoui. Le lien s’est distendu.»
Un divorce qui inquiète
L’exemple le plus saillant, relevé par les études de la Fondation nationale des sciences politiques, est le décrochage des retraités. 74% des retraités ont voté Macron au second tour de la présidentielle. Ils sont désormais 66% (sondage BVA) à ne plus lui faire confiance. Or la retraite moyenne en France est de 1300 euros mensuels, proche du seuil des «gilets jaunes» évoqué par notre maire proche de Vierzon. Interrogé par La Croix, Christophe Ouanoughi, meneur de la contestation dans la région de Vittel (Vosges), admet que tout s’est empilé: «Beaucoup de familles étaient aussi fâchées par le passage, en 2018, de trois à 11 vaccins obligatoires pour les enfants. Plus l’on demande, plus les revendications s’accumulent…»
A Paris, l’exécutif a tout fait pour déminer. La prime à la reconversion des automobiles diesel a été augmentée jusqu’à 4000 euros par foyer. Les explications sur l’indispensable transition énergétique ont abondé. Emmanuel Macron y a rajouté une mise en garde contre «ce divorce que l’on voit dans toutes les démocraties occidentales, et qui inquiète». Les «gilets jaunes» ou l’histoire d’une vague populiste qui frappe la France en provenance des Etats-Unis ou d’Italie, avec comme référence le mouvement italien 5 étoiles?
La coïncidence entre cette bouffée de colère et les attentats déjoués d’un groupuscule d’ultra-droite et anti-migrants – les barjols – contre le président français, la semaine dernière à Charleville-Mézières (Ardennes), tourmente le politologue Jean-Yves Camus: «Il y a un niveau de colère et de haine suffisamment élevé en France pour que la compétition par les urnes ne suffise plus, avertit-il. La tentation de l’action immédiate devient peu à peu la règle.»
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«Ça tombe d’en haut et on devrait tout accepter»
JACLINE MOURAUD, ACCORDÉONISTE ET HYPNOTHÉRAPEUTE