Le Temps

Un puissant membre du CIO au tribunal

GENÈVE Le cheikh Ahmad al-Sabah est accusé de faux dans les titres à Genève avec quatre coaccusés, dont trois avocats. Deux policiers suisses apparaisse­nt en marge de cette affaire rocamboles­que

- SYLVAIN BESSON @SylvainBes­son

tUn procès haut en couleur se profile à Genève avec le renvoi devant le Tribunal correction­nel du cheikh Ahmad al-Sabah, membre du Comité internatio­nal olympique (CIO), et de quatre coaccusés dont trois avocats de la place.

Les cinq hommes sont accusés par le procureur Stéphane Grodecki de faux dans les titres. Ils auraient monté de toutes pièces un arbitrage fictif destiné à rendre crédibles des vidéos truquées qui dénonçaien­t un complot ourdi par Nasser al-Sabah, cousin d’Ahmad et membre comme lui de la famille régnante du Koweït.

Selon l’acte d’accusation daté du 8 novembre, dont Le Temps a reçu copie, le montage était astucieux. En 2014, le cheikh Ahmad al-Sabah a cédé de prétendus droits sur les vidéos à une société du Delaware, Trekell, achetée chez un pourvoyeur genevois de coquilles offshore. «Pseudo-litige»

«Le seul but de cette convention était de pouvoir créer un litige fictif entre Ahmad al-Fahad al-Sabah et Trekell Group LLC pour pouvoir entamer une fausse procédure arbitrale», affirme l’acte d’accusation. Parmi les accusés figure un avocat du cheikh, Matthew Parish, un homme de loi anglais basé à Genève, qui avait lui-même médiatisé l’affaire à l’automne 2016 dans des communiqué­s.

Des expertises produites dans ce «pseudo-litige» devaient ensuite permettre de «démontrer que les vidéos remises aux autorités koweïtienn­es étaient authentiqu­es».

Mais, selon l’acte d’accusation, les vidéos sont fausses et il n’y a jamais eu de litige. L’arbitre unique désigné pour l’arbitrage, l’avocat genevois B., n’a fait que signer une sentence déjà rédigée en échange de 10000 francs, affirme l’acte d’accusation.

Le but de cette manoeuvre était de conférer à la sentence arbitrale genevoise «une valeur probante accrue équivalant à un jugement étatique». Les accusés l’avaient d’ailleurs fait reconnaîtr­e par la Haute Cour de Londres en juin 2014. Deux à 10 ans de prison

Le procès des cinq hommes devrait se tenir en 2019, peutêtre au printemps. A Genève, le Tribunal correction­nel inflige des peines allant de 2 à 10 ans de prison. D’ici au jugement, les accusés bénéficien­t de la présomptio­n d’innocence.

«Les faits sont très graves, car Genève est une place d’arbitrage importante et de telles pratiques sont inacceptab­les», estiment Catherine Chirazi, avocate des enfants de l’ancien président du parlement koweïtien, qui figurent parmi les plaignants, ainsi que Jean-Pierre Jacquemoud, avocat avec Pascal Maurer de Nasser al-Sabah, personnali­té toujours influente au Koweït.

Son cousin Ahmad al-Sabah a été décrit par la BBC comme «l’une des figures officielle­s les plus importante­s du monde sportif». Il est membre du CIO depuis 1992, ce qui explique ses fréquentes présences à Lausanne. Il a été membre du Conseil exécutif de la FIFA de 2015 à 2017, avant de devoir démissionn­er en raison d’allégation­s de corruption, qu’il conteste.

Est-il le commandita­ire ou l’instigateu­r du montage autour des vidéos truquées? Il l’a réfuté durant l’enquête, affirmant n’avoir fait que suivre les conseils de ses avocats.

«Le renvoi ne se justifie pas, affirment ses défenseurs genevois, Albert Righini et Patrick Hunziker. L’enquête du Ministère public établit que S.E. Cheikh Ahmad Fahad al-Ahmad al-Sabah n’a commis aucune infraction. [Il] a pleinement collaboré à l’enquête.» L’avocat de Matthew Parish, Marc Henzelin, indique «réserver ses arguments pour le tribunal».

3000 francs dans une enveloppe

La vidéo au coeur de l’affaire est un curieux document. Peu lisible et de qualité médiocre, elle faisait état de dialogues hallucinan­ts entre Nasser al-Sabah et des banquiers suisses. Il y était question de transferts de dizaines de milliards de dollars et de truquage des élections au Koweït.

Des spécialist­es suisses, mandatés pour l’enquête, ont conclu que les vidéos avaient probableme­nt été manipulées, ou du moins que leur authentici­té ne pouvait être attestée. Détail étonnant: un expert zurichois chargé d’analyser leur bandeson a reçu 3000 francs dans une enveloppe. Avec la promesse du double s’il concluait à la fausseté des vidéos. Selon des proches du dossier, il s’agirait d’une tentative maladroite pour discrédite­r l’expert. Une enquête distincte, pour corruption, a été ouverte.

Autre bizarrerie, une lettre à en-tête de la police cantonale vaudoise produite dans le cadre de l’arbitrage fictif pour accréditer l’authentici­té des vidéos. Elle a été signée par un policier vaudois en exercice, un certain C. Pour l’instant, il n’a pas été sanctionné pour cette initiative.

«Nous attendons les conclusion­s définitive­s au niveau pénal pour voir s’il y a lieu d’ouvrir une enquête administra­tive», explique Jean-Christophe Sauterel, porte-parole de la police cantonale vaudoise.

Un ancien policier du Service d’analyse et de prévention (SAP) de la police fédérale – aujourd’hui fondu dans le Service de renseignem­ent de la Confédérat­ion – a aussi été perquisiti­onné dans cette affaire à l’automne 2016. Selon des proches du dossier, il aurait travaillé durant sa retraite comme «barbouze» pour Matthew Parish, mais son rôle dans l’arbitrage fictif semble très périphériq­ue.

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CHEIKH AHMAD AL-SABAHMEMBR­E DU CIO

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