«Vous n’imaginez pas à quel point nous, businessmen russes, sommes contrôlés»
PARCOURS Dmitri Tsvetkov s’est offert un domaine de très grand luxe près de Londres avec l’aide du groupe bancaire suisse EFG. Pris dans une tempête médiatique, il explique l’origine de sa fortune
Pour un homme sous pression, Dmitri Tsvetkov a l’air étonnamment calme. Rencontré au Lausanne Palace, ce Russe de 38 ans au visage poupin a défrayé la chronique cet automne, après l’achat au nom de sa femme d’une somptueuse propriété britannique, Wentworth Estate.
Cette transaction à plus de 28 millions de francs, financée par une filiale du groupe bancaire suisse EFG, a étonné à plus d’un titre. Comment un relatif inconnu comme Dmitri Tsvetkov peut-il s’offrir un domaine digne d’un oligarque de premier plan? Son beau-père, député russe réputé proche du complexe militaro-industriel, a-t-il joué un rôle dans cet achat? Et quelle place occupe Dmitri Tsvetkov dans l’affaire de fonds détournés qui a conduit au gel récent d’un programme de drone militaire russe?
Le trentenaire a tenu à répondre à ces questions après que Le Temps a évoqué l’achat de Wentworth Estate. Son récit est plutôt rare chez les hommes d’affaires russes, d’ordinaire très secrets. Il éclaire leur style de vie mouvementé, entre dépenses excessives, deals audacieux, investissements en Suisse et rivalités sans merci. Qui peuvent se doubler de campagnes médiatiques, dont Dmitri Tsvetkov dit justement avoir été victime.
D’où vient l’argent qui a permis à votre femme d’acheter Wentworth Estate? Ce bien n’est-il tout simplement pas trop
somptueux pour vous? Je suis originaire de Saint-Pétersbourg, en Russie, mais j’ai déménagé à Londres en 2015. J’ai alors obtenu mon permis de résidence sur la base d’un programme réservé aux étrangers très qualifiés («Highly Skilled Migrant Programme») et non par le biais d’investissements, comme c’est souvent le cas pour des ressortissants russes. Je suis citoyen britannique depuis 2010.
En juillet 2017, ma femme était enceinte, ce qui nous a poussés à rechercher une propriété à l’écart du centre de Londres. Je connaissais Wentworth Estate pour avoir joué au golf dans le club voisin et m’être baladé dans les environs. Au départ, nous y sommes allés pour voir une maison à 7-8 millions de livres. Mais ils m’ont montré la maison la plus chère et j’ai eu une sorte d’illumination. Nous ne prévoyions alors pas d’acheter une villa à 29 millions de livres, mais j’ai immédiatement compris qu’il y avait un gros potentiel d’investissement et dès lors une opportunité à ne pas manquer. Nous avons négocié avec succès une baisse de prix à 23 millions de livres (environ 28 millions de francs), ce qui en faisait un investissement très attractif. En réalité, le montant négocié correspondait peu ou prou au prix initial du terrain, augmenté des coûts de construction!
Je n’avais toutefois pas assez d’argent pour l’acheter. J’ai alors approché la banque EFG à Londres, où j’ai demandé un crédit. J’ai donné une explication complète et détaillée de mes sources de fonds depuis l’an 2000. Ils ont examiné cela mot par mot. On a pu obtenir 10 millions, mais pour le reste il fallait un bien pouvant servir de collatéral. On a utilisé l’appartement de Londres que j’ai offert à ma femme en juin 2017. Et de l’argent de notre portefeuille de valeurs, donc une portion de nos économies.
Comment êtes-vous devenu riche? Quelle
est votre activité? J’ai créé ma première société en l’an 2000, dans les logiciels. On a développé une solution révolutionnaire qui a été utilisée par une grande banque canadienne. Mon premier million, je l’ai fait en 2004 lors d’une fusion-acquisition en Russie, où je représentais l’une des parties. Mes parents n’étaient pas riches, mais ils m’ont donné une bonne éducation. J’ai appris Eugène Onéguine [romanpoème de Pouchkine, ndlr] par coeur à l’âge de 14 ans, et j’ai participé aux olympiades de mathématiques, ce qui m’a appris à voir les chiffres de manière complètement différente d’une personne ordinaire. Quand vous avez faim, que vous commencez à bâtir votre fortune et que vous avez des objectifs élevés, avec un peu de chance vous pouvez réussir beaucoup de choses.
Et ensuite? J’ai été conseiller de l’une des plus grosses sociétés de charbon russes. J’ai des centaines de pages de documents – contrats, voyages, PV de réunions – concernant cette activité, que j’ai dû remettre à mes banquiers, dont EFG. Leurs procédures de contrôle sont très strictes. EFG a, par exemple, examiné ma situation avec un très grand soin et un important niveau de détail. Ça nous a pris trois mois, lors de l’obtention du prêt, pour répondre à leurs questions. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point les hommes d’affaires anglais d’origine russe sont contrôlés.
Durant cette période, je ne suis pas allé comme d’autres dans les fêtes, les night-clubs. En 2002, j’ai fait de l’exportation de bois vers l’Italie. Puis j’ai monté un business de bijoux à Chypre, la succursale locale du diamantaire Graff. Aujourd’hui je suis dans l’advisory, le conseil. J’essaie d’ajouter de la valeur aux affaires de mes clients. Je ne donne pas leur nom, mais ils sont dans les logiciels, l’immobilier, les mines, la banque, l’aluminium…
Pour donner un exemple, en 2012, un promoteur immobilier qui avait un gros projet à Moscou est entré en conflit avec sa banque moscovite. L’atmosphère était très hostile. Je lui ai conseillé de racheter la part de la banque dans le projet – 51% – et durant six mois j’ai travaillé 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pour réaliser le meilleur deal pour ce client. Ma commission sur cette seule transaction est plus élevée que les 23 millions payés pour la maison de Wentworth Estate.
«Quand vous avez faim, que vous commencez à bâtir votre fortune et que vous avez des objectifs élevés, avec un peu de chance vous pouvez réussir beaucoup de choses»
Votre nom est apparu dans une affaire qui a fait couler beaucoup d’encre en Russie: le détournements de fonds du bureau aéronautique OKB Simonov, qui conçoit des drones pour l’armée. Que s’est-il
passé? Je précise d’abord que ni moi ni mes associés ne sommes visés dans l’enquête sur cette affaire. Pour moi, tout part d’un de mes anciens clients, Rustem Magdeev, avec qui j’avais une relation vraiment proche. Il a été investisseur dans le bureau OKB Simonov et m’a introduit auprès de cette compagnie. Ça n’a rien à voir avec mon beaupère [ndlr: le député de Russie unie Rinat Khayrov]. Pour un projet de drone militaire, on m’a confié une mission sur les matériaux composites, sujet que je connais de près depuis 2008. J’ai visité des entreprises en Allemagne pour trouver ces matériaux, ça a été beaucoup de travail qui a abouti à un rapport final énorme. Cela nous a rapporté 2 millions de dollars – et pas 7, comme cela a été écrit. Malheureusement, notre travail a dû s’arrêter en 2014 lorsque les relations Russie-Allemagne se sont dégradées.
Avec Rustem Magdeev, j’avais conclu un accord de trust qui lui permettait de détenir des actions OKB pour mon fils. Pour moi, c’était un investissement. Mais, en 2017, Magdeev a perdu beaucoup d’argent dans une banque russe et il a revendu toutes les actions de mon fils à un tiers pour 15 millions de dollars. Il ne m’a même pas appelé avant de le faire. Nos relations se sont alors tendues. Aujourd’hui, nous sommes en litige à Chypre, notamment. C’est pour cela qu’il m’attaque et qu’il y a des attaques contre moi dans les médias. Il y a eu plus de 400 publications en Russie à mon sujet, quelques articles en Grande-Bretagne, et celui du Temps qui m’a obligé à redonner des explications très détaillées à mes banquiers. [NB: Rustem Magdeev, qui a la réputation de ne jamais parler aux médias, n’a pas pu être joint par Le Temps dans le cadre de cet article.]
Vous avez des comptes chez EFG et Pictet, vous venez régulièrement ici, quels sont
vos intérêts en Suisse? J’ai une holding à Genève qui détient mes investissements dans une start-up en Allemagne. Il s’agit de senseurs textiles utilisés par des sociétés mondialement connues actives dans le sport. Et d’autres projets du même genre. Le capital de cette société est de 20 à 30 millions aujourd’hui, mais avec un fort potentiel d’appréciation. Un investissement dans l’une de ces sociétés peut passer de 10 à 100 millions si l’entreprise est mise en bourse. L’argent que j’ai investi dans cette holding vient des profits de mon activité de consultant.
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