Le Cirque blanc bousculé par le réchauffement
De plus en plus d’athlètes prennent conscience que le changement climatique menace la pratique de leur discipline. Tout en sachant que le sport de haut niveau n’est par essence pas très écologique, plusieurs champions appellent à le responsabiliser au max
Il manque quelque chose pour que le début de la saison de ski alpin soit vraiment une fête. Bien sûr, le Glühwein fume et la Schlager tambourine, mais où est l’hiver, le vrai? En octobre, à Sölden (Autriche), le Cirque blanc avait remonté son chapiteau dans un décor automnal avant que – ironie du sort – des chutes de neige trop soudaines et trop importantes ne condamnent le géant masculin. Cette semaine, les athlètes ont préparé les slaloms de Levi (Finlande), prévus samedi et dimanche, dans des conditions d’enneigement minimales.
Impossible aujourd’hui de considérer ces situations comme des cas isolés. Cette semaine, les experts de MétéoSuisse, de l’EPFZ et de l’Université de Berne ont expliqué – via les scénarios climatiques CH2018 – que l’été chaud et prolongé que le pays vient de vivre préfigure l’avenir assez fidèlement. Le milieu des sports d’hiver semble aujourd’hui prendre conscience du problème. Les étés à rallonge et la fonte des glaciers mettent à mal ses habitudes. D’un côté, les athlètes se savent au coeur d’un système souvent dénoncé pour son inconscience écologique. De l’autre, ils sont de plus en plus nombreux à vouloir s’engager pour faire évoluer les mentalités. La piste est délicate; c’est leur slalom climatique.
Lobby du sport d’hiver
Quand Michelle Gisin regarde le glacier du Titlis, sur les hauteurs d’Engelberg, son coeur vacille: «Quand j’étais petite, nous skiions là tous les jours pendant trois semaines lors des vacances d’automne, chaque année. Désormais, à la même période, c’est impossible. Il ne reste pratiquement plus rien du glacier, le sol est noir. Et Engelberg, c’est une chose, mais bientôt Zermatt ou Saas-Fee seront à leur tour à une altitude critique. Nous qui sommes si souvent là-haut, nous voyons comment la situation a dramatiquement évolué ces dix dernières années…»
Depuis peu, la championne olympique du combiné alpin est ambassadrice de Protect Our Winters (POW), une organisation fondée en 2007 par le snowboardeur Jeremy Jones pour fédérer à large échelle contre les dérèglements climatiques. Le but: assurer la pérennité de la pratique des sports d’hiver, ainsi que la vaste industrie qui s’y dédie. Pour cela, POW («poudreuse» en anglais) fait du lobbying au niveau politique autant qu’il incite chacun à agir à son niveau, via ces fameux petits gestes du quotidien qui ne coûtent rien: éviter le gaspillage, trier ses déchets, réfléchir à ses déplacements…
Une autre championne olympique suisse a embrassé ce «mouvement social»: la Genevoise Sarah Höfflin, spécialiste de freestyle. Au moment où les organisateurs des épreuves de ski alpin à Sölden racontaient avoir stocké de la neige tout l’été pour anticiper un éventuel manque de «fraîche», elle ne mâchait pas ses mots dans Le Matin Dimanche: «Ça fait vraiment peur! Savoir qu’on garde de la neige dans un hangar me fait mal au coeur. On précipite les problèmes, c’est absurde.»
De fait, il y a plus «vert» que le Cirque blanc. Entraînements, stages et autres compétitions amènent les athlètes à emprunter plusieurs vols long-courriers par année avec leurs nombreuses paires de ski, et à sillonner les routes européennes dans leurs 4x4. Le Français Victor Muffat-Jeandet, dans une interview accordée au Monde où il plaide précisément pour responsabiliser la pratique de sa discipline, l’exprime parfaitement: «Ma position est très délicate. Je peux difficilement m’exprimer sur le sujet: je sais que je vais me faire fusiller sur les réseaux sociaux car le sport de haut niveau n’est pas écologique.»
«Nous avons besoin d’enneigement artificiel, nous voyageons beaucoup, c’est vrai que nous ne sommes pas irréprochables, admet Michelle Gisin, mais ce sont des conditions à l’exercice de notre métier. Mon message, c’est qu’il faudrait que chacun lutte contre le changement climatique à la mesure de ses moyens car, aujourd’hui, tout le monde ou presque a compris qu’il y avait un problème, mais nous peinons encore à agir en conséquence, même à notre petit niveau.» Quant aux décisions plus structurelles, elles doivent être prises par la Fédération internationale de ski (FIS), souligne-t-elle. «Le problème est que nous n’y sommes pas représentés en tant qu’athlètes. Ils ne nous écoutent pas du tout», dénonce Victor Muffat-Jeandet.
Pas de «solutions faciles»
La FIS s’avoue pourtant elle aussi inquiète des conséquences du changement climatique. «Je m’interroge de plus en plus sur son impact pour notre sport», écrivait dans sa tribune de début de saison le président Gian-Franco Kasper, conscient que «les chaudes températures de l’automne en Europe ont inquiété les gens». Mais, sur ce «sujet compliqué», il n’y a pas de «solutions faciles». La FIS édite néanmoins un «guide environnemental» pour aider les organisateurs d’événement à s’inscrire dans une démarche durable, et la problématique fera l’objet en novembre 2019 d’un forum académique de haut niveau. D’ici là, les responsables n’ont pas eu le temps, cette semaine, de détailler au Temps leurs pistes de réflexion sur la question.
Les athlètes ne manquent pas d’idées pour un ski alpin plus raisonnable. La principale serait de décaler le début de la saison. Ces dernières années, il s’est révélé délicat de skier en Europe avant le mois de décembre, tandis que la Coupe du monde prenait fin en avril alors que les conditions étaient encore bonnes. Beaucoup plaident pour prendre acte de cette nouvelle donne.
Valeur d’exemplarité
Ce n’est pas le seul problème du calendrier, estime Victor Muffat-Jeandet. «Au niveau de l’environnement, il y a des aberrations. On va aux Etats-Unis pour faire une seule course, alors qu’on aimerait, tant qu’on est là-bas, en faire davantage. Ils sont capables de nous mettre une épreuve le 29 décembre en Italie, de nous faire monter en Norvège le 31 et de nous faire redescendre en Croatie le 2 janvier.» Michelle Gisin, elle, verrait d’un bon oeil que la FIS prenne davantage en considération les critères environnementaux pour attribuer ses épreuves, par exemple en récompensant les stations qui se tournent vers les énergies renouvelables.
«Tout le monde a compris qu’il y avait un problème, mais nous peinons encore à agir en conséquence» MICHELLE GISIN, CHAMPIONNE OLYMPIQUE SUISSE DU COMBINÉ ALPIN
A l’échelle du changement climatique global, ce ne serait encore que des petits gestes. Mais le sport doit au moins montrer l’exemple, estime Michelle Gisin. «Ce n’est même pas pour moi que je m’engage sur ce thème: je pourrai aller au bout de ma carrière sans problème, lance-t-elle. Mais la question que je me pose aujourd’hui, c’est: est-ce que mes petits-enfants connaîtront l’hiver, le vrai?»
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