Le Temps

JOHN GRANT, BONJOUR TRISTESSE

- PAR PHILIPPE CHASSEPOT

Une ode douce-amère à l’amour sur fond de sarcasmes et de synthétise­urs: bienvenue dans le monde torturé du «songwriter» américain, où gravité et légèreté finissent par cohabiter tant bien que mal

Ça paraît inimaginab­le aujourd’hui, mais voilà dix ans, John Grant était incapable de monter sur scène. En tout cas, il avait besoin de se gaver d’alcool et de drogues pour y arriver. On l’avait pourtant labellisé «grand espoir de la pop-rock» depuis des années, par la grâce de quelques albums héroïques avec sa formation The Czars. Mais les héros sont parfois fatigués. Lui s’était perdu à New York, dans un job alimentair­e de serveur qui l’avait fait plonger dans plusieurs addictions et une terrifiant­e crise de confiance. Paul Alexander, bassiste des fabuleux Midlake, raconte une drôle de tournée datant de 2008: «Il n’avait rien sorti en solo, mais on l’avait quand même embarqué avec nous pour ouvrir nos concerts. Et il était pétrifié à l’idée d’aller sur scène, il y arrivait à peine. Mais dès qu’il commençait à chanter, on se demandait pourquoi ce gars voulait arrêter la musique. Il est bien meilleur que n’importe lequel d’entre nous. C’est là que sa puissance d’écriture et la beauté de sa voix m’ont frappé.» Conscients du gâchis qui se profilait, les Texans ont alors tout fait pour qu’il s’y remette: des relances continues à la limite du harcèlemen­t, et du bénévolat en qualité de

backing band sur Queen of Denmark

(2010), sa première sortie sous son seul nom. Un disque essentiel de la décennie, et le début de sa nouvelle vie d’artiste à temps complet.

Huit ans après cette étape fondatrice, John Grant sort son quatrième album. Précision essentiell­e avant de monter à bord: il y a un léger travail de deuil à faire, le mélodiste de 2010 n’existe plus et ne reviendra sans doute jamais – ou alors de façon très épisodique, comme sur le troublant Is He

Strange. Fasciné depuis toujours par les synthés et les musiques électroniq­ues, le quinqua du Michigan a basculé du côté techno de la force. Ses compositio­ns sont magnifique­s, comme d’habitude, mais le son peut parfois surprendre, avec ces ambiances tantôt club, tantôt planantes. Il semble en tout cas avoir trouvé ce qu’il cherchait, grâce à Paul Alexander justement: «Il a assuré la production, les choeurs, et m’a donné les meilleures lignes de basse que j’ai jamais entendues. Avec le temps, j’ai de plus en plus confiance en moi, et je me rapproche de ce que j’entends dans ma tête.»

«N’ABANDONNEZ JAMAIS»

Love is Magic, dit le titre de son nouvel album. Un chanteur qui parlerait d’amour? Ce n’est certes pas une surprise, mais ça vire à l’obsession chez lui. John Grant déballe depuis toujours ses souffrance­s, ses tares, ses addictions, pour un éclairage sans filtre sur son identité. Ça donne une histoire de vie bien torturée: le sentiment très net de sa différence, la colère devant les garçons hétéros bien nés qui se sont si souvent moqués de lui, le quotidien galère de ses années lycée. Et ce thème usé jusqu’à la corde du grand chagrin d’amour, cet homme qui préférait ne rien lui dire plutôt que d’avouer la vraie nature de ses sentiments. «Pour ne pas me faire de peine», raconte-t-il. Un silence bien plus dévastateu­r que les mots, et une douleur authentiqu­e pour celui qui ne savait plus comment faire: «J’aimais les gens de façon addictive, impossible de faire autrement. Je vivais échec sur échec, j’ai eu envie de laisser tomber plein de fois. Mais le message de Love is Magic, c’est surtout n’abandonnez jamais!»

Un message d’espoir qu’il peut délivrer à une armée de fans toujours plus nombreuse. Mais si son

Queen of Denmark n’était pas monté sur le trône des ventes voilà huit ans, il aurait probableme­nt laissé tomber le service pour faire quelque chose avec les langues. Russe, allemand, espagnol, français… Il suffit qu’il vive quelques semaines dans un pays pour en maîtriser le dialecte. Même si, installé depuis 2011 à Reykjavik, il a mis un peu plus de temps avec l’islandais: «Un combat comme jamais je n’en avais livré. Je me débrouille bien maintenant, mais ça a été une véritable leçon d’humilité.» Alors il continue à chanter en anglais. L’amour, donc, sous toutes ses formes: la proximité, l’amitié, la dépendance affective.

Celui qui avouait «je ne suis pas armé pour jouer à ce jeu-là» (Drug, 2001, avec les Czars) vit un peu mieux désormais: «J’ai bien plus d’armes à ma dispositio­n aujourd’hui. Mais ça reste terribleme­nt difficile. Ça m’a pris un temps fou pour devenir un peu plus mûr, et le processus n’est jamais vraiment terminé. Avant, j’avais surtout du mal à aimer les gens comme ils étaient. J’ai fait de gros progrès. Par exemple, on vient de se séparer avec mon petit ami, après quatre années ensemble, mais j’ai su garder un lien d’amitié très fort avec lui.» Sans surprise, John Grant a eu également beaucoup de mal à s’aimer luimême, à travers le temps: «C’est vraiment quelque chose de complexe. Il y a tellement de gens qui s’aiment, qui se contemplen­t, et ceux-là sont capables de te rejeter s’ils se rendent compte que tu as du mal à t’aimer toi-même. C’est comme une sorte de double peine. Mais aujourd’hui, j’arrive à être en paix avec moi-même et j’aime passer du temps tout seul. C’est une vraie nouveauté.»

BATAILLE QUOTIDIENN­E

Comme tous les vrais dépressifs, jamais il n’affirmera avoir vaincu ses démons, tant il sait à quel point la bataille n’est jamais gagnée. Mais il dit mieux gérer, parle de sommeil réparateur, de nourriture saine, d’exercice physique, pour une discipline quasi obligatoir­e depuis sa séropositi­vité, découverte en 2011. «Et il faut aussi accepter d’être triste, ça peut être beau, parfois. La tristesse, ça ne veut pas dire pour autant que tu es déprimé.» On lui tend alors une perche sur son son avenir, mais il en saisit plusieurs: «J’ai des tas de trucs en tête, oui: des sons électroniq­ues abstraits, genre science-fiction, ou alors mon album orchestral à la Scott Walker. Et puis des guitares bien bruyantes aussi, j’ai toujours adoré Sonic Youth et la distorsion.» Du John Grant dans toute sa splendeur, dans toute sa passion. Sûr qu’on obtiendrai­t des réponses différente­s en lui reposant la question le lendemain. Mieux de ne pas savoir, finalement. Qu’il continue de voler et de se poser où il en a envie.

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(SHAWN BRACKBILL) «Il faut accepter d’être triste, ça peut être beau, parfois», assure John Grant.
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«Love is Magic» (Bella Union). John Grant,

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