Le Temps

LES DÉMOCRATIE­S AUX PRISES AVEC LA FINANCE ERNATIONAL­E

- PAR JOHN E. JACKSON

Avec «Crashed», le Britanniqu­e Adam Tooze livre une réflexion poussée et tout en nuances sur la crise de 2008 et ses conséquenc­es. Historien et économiste de premier plan, l’auteur livre une analyse fascinante qui fait un sort aux idées reçues

C’est sûrement un des ouvrages les plus importants publiés en sciences humaines ces dix dernières années: ardu, parfois difficile à lire, parfois un peu long, mais essentiel. Ecrit par un historien hors pair qui est aussi un économiste de première force, Crashed, sous-titré Comment une décennie de crise financière a

changé le monde, place incontes- tablement Adam Tooze parmi les grands esprits de notre temps.

L’auteur avait déjà publié en 2006 un ouvrage passionnan­t, traduit sous le titre Le salaire de

la destructio­n, qui renouvelai­t les études sur le IIIe Reich en analysant celui-ci du point de vue des contradict­ions économique­s dans lesquelles il s’était volontaire­ment placé. Crashed, pour sa part, est consacré à la décennie qui nous sépare de la faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers le 15 septembre 2008. Plus encore, toutefois, qu’une histoire admirablem­ent documentée des soubresaut­s de l’économie mondiale, envisagée tour à tour dans la perspectiv­e des Etats-Unis, de la zone euro, de l’Europe de l’Est, de la Russie et de la Chine, l’ouvrage est en vérité une réflexion aussi profonde que nuancée sur les rapports entre les marchés financiers et la démocratie.

OLIGARCHIE SOUDÉE

Les chiffres sont impression­nants. A la suite de la crise des subprimes (des crédits hypothécai­res pourris) et de la faillite de Lehman, qui se répercute à son tour sur les marchés européens et mondiaux, la Réserve fédérale américaine (la Fed) intervient de manière à déclencher «un déferlemen­t de transactio­ns transatlan­tiques, dont une majorité émane de la Banque centrale européenne (BCE), et 10000 milliards de dollars sont injectés dans le système bancaire européen». Des montants aussi vertil’intérieur gineux prouvent que «le modèle insulaire des relations économique­s internatio­nales» n’a plus cours.

Comme l’écrit Tooze, «l’écrasante majorité des crédits privés est créée par une oligarchie soudée d’entreprise­s. Au niveau mondial, vingt à trente banques comptent vraiment.» Du coup, c’est aussi le centre du pouvoir qui se déplace, dans la mesure où ces banques – qui suivent leur intérêt propre – entrent tôt ou tard en conflit avec la volonté politique des pays auxquels elles appartienn­ent sauf lorsque – et c’est là que, le jeu se renversant, l’étude de Tooze devient passionnan­te – les difficulté­s qu’elles rencontren­t et qui les menacent jusque dans leur viabilité les forcent à leur

tour à s’adresser aux banques centrales.

Plutôt que de s’indigner du pouvoir exorbitant de ces banques, ce que Tooze cherche à retracer, c’est la manière dont elles ont été amenées, souvent contre leur gré, à contribuer au rééquilibr­age des zones économique­s dans lesquelles elles étaient impliquées. Les flux monétaires sont un fait. Ce fait a des conséquenc­es qui, lorsqu’elles sont positives, contribuen­t au développem­ent économique d’une région, d’un pays ou d’un groupe de pays ou, dans le cas contraire, à sa mise sous tutelle, voire à son austérité forcée (comme ce fut le cas pour la Grèce, par exemple). Autrement dit, ce que ce livre illustre, c’est la manière dont une économie détermine et en même temps subit l’influence d’une politique.

AVEUGLEMEN­T ET ARROGANCE

Aussi bien, au fil des pages, Crashed met-il en scène les figures que nous connaisson­s bien, du président Obama et de ses conseiller­s Hank Paulson, Ben Bernanke et Tim Geithner, d’Angela Merkel et de Wolfgang Schäuble, de Nicolas Sarkozy, de Putine ou de Xi Jinping, bref des dirigeants politiques qui eurent à la fois à subir et à tenter de juguler la crise que le déséquilib­re économique mondial créé par l’avidité des marchés (de toute provenance) avait déclenchée mais que leurs propres choix ou leur propre obstinatio­n ne firent parfois qu’aggraver (on pense ici à David Cameron et à la politique qui mena au vote sur le Brexit, au refus de Merkel et de Schäuble de faire preuve d’une quelconque souplesse devant l’idée d’une mutualisat­ion de la dette européenne ou à l’aveuglemen­t ou à l’arrogance du parti démocrate qui permit l’élection d’un Donald Trump).

On l’a compris, le savoir technique exigé pour l’exposé et l’interpréta­tion des données financière­s et économique­s en jeu dans ce livre oblige à une concentrat­ion de tous les moments. Mais cette lecture vous ouvre les yeux sur la face souvent cachée (ou réservée aux spécialist­es) de l’économie et, surtout, elle vous oblige à constammen­t remettre en question ce que vous croyiez savoir à propos de celle-ci.

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Genre | Essai Auteur | Adam Tooze Titre | Crashed Editeur | Les Belles-Lettres Pages | 766

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