LE MAROC ANTIQUE, UNE MONDIALISATION AVANT L’HEURE
Exhumant un passé enfoui, Mouna Hachim se démarque des lectures colonialiste et nationaliste pour mettre en lumière les pans d’une histoire riche en échanges et en ouvertures vers le monde. Sa contribution fera date
Mouna Hachim est une femme de lettres marocaine dont il faut retenir le nom. Son profil est celui de ces écrivains singuliers de l’autre versant de la Méditerranée, tel Amin Maalouf, l’illustre aîné, maniant l’essai comme le roman historique. «Maire de coeur» de Casablanca pour sa défense du patrimoine culturel urbain, son Histoire
inattendue du Maroc se présente sous la forme accessible de «chroniques insolites».
Bien que ne se présentant pas comme historienne, l’auteure s’attaque à une matière vaste, complexe et déroutante qui reste peu ou mal connue, figée dans le marbre des histoires officielles. En sondant les sources écrites les plus anciennes, elle révèle d’étonnants sédiments composites du passé enfoui. D’emblée, l’objectif visé est de «débroussailler les contes officiels élaborés au fil des siècles, soutenus avec force dans les manuels scolaires». Les faits retenus sont les «énigmes, anecdotes, contrevérités, épisodes insolites, trahisons, guerres intestines, bains de sang» ayant été «autant de pages à édulcorer ou arracher des annales».
L’HÉRITAGE BERBÈRE
L’auteure donne ainsi à voir des formes anciennes de mondialisation ayant eu cours depuis l’Antiquité entre Europe, Afrique du Nord (Maghreb) et Moyen-Orient (Machrek) ainsi que les échanges entre berbérité, grécité, latinité, arabité et islamité. L’apport culturel berbère (ou amazigh) s’avère considérable si l’on retient la circulation de ses mythes et divinités dans le monde hellène, son insertion dans l’Empire romain (les guerres puniques), la précédence et la prédominance de l’Eglise africaine (trois papes amazighs) sur le christianisme latin jusqu’au Ve siècle, le syncrétisme chiite d’Ibn Toumert, fondateur de l’Empire almohade au XIIe siècle et sa violence doctrinale (berbérisation du Coran, destruction méthodique des mosquées, massacres).
L’auteure sonde les «signaux faibles» émis par les empires et royaumes du Maroc qui se sont succédé et parfois étendus à toute l’Afrique du Nord, du Sahel à l’Andalousie. Des pages saisissantes nous replongent dans la défaite mortelle du roi portugais Don Sébastien (1578), suivie de l’invasion de l’Empire Songhaï (pillage de Tombouctou, mise en esclavage de musulmans sahéliens). Sont décrits aussi les soulèvements d’apprentis messies (Mahdi) aux courants et hérésies multiples ainsi que les incessantes luttes fratricides pour le trône.
MÉMOIRE POPULAIRE
Face à cette histoire à outrance, l’auteure se démarque des lectures colonialiste et nationaliste pour fonder un ancrage historique de la mémoire populaire. L’historiographie coloniale, mue par son prisme premier («diviser pour régner»), a produit des dichotomies réductrices et persistantes: Arabes-Berbères, juifs-musulmans, sédentaires-nomades, etc. L’historiographie nationale s’avère contestable sur certains points préfabriqués: tradition-idéologie, sacralité du (théologico-)politique, rappel incantatoire «des fondements mythiques de l’histoire» dont le but est d’affirmer une marche prédéterminée des six grandes dynasties ayant régné sur le pays.
Or l’auteure montre une continuité des discontinuités, piste les faits et gestes inscrits dans la conscience collective: elle parvient ainsi à articuler une histoire des mentalités, une science de la généalogie, l’étude toponymique des lieux et l’étymologie comparée de mots/noms (latins, berbères, arabes) sans oublier les mythes agraires, contes folkloriques et légendes populaires. Plébiscité lors de sa sortie au Maroc, ce livre s’attache à la nature radioactive de la matière historique, en forte résonance avec les difficultés économiques, sociales et politiques actuelles.