L’AMOUR À L’OMBRE DES BOUDDHAS
Dans «Prendre refuge», Mathias Enard et la dessinatrice Zeina Abirached font se répondre amour et exil, entre Berlin et Bamiyan en Afghanistan. Par-delà le temps et les silences.
La rencontre de la dessinatrice Zeina Abirached et de l’écrivain Mathias Enard produit un petit bijou, tout en finesse
C’est un écrin fragile, tout en délicatesse et en douceur. Non que le fracas du monde soit absent: il est là, dans ce qu’il a de plus terrible et de violent, tout proche, prêt à mordre. Mais les deux histoires que recèle Prendre refuge sont comme des tentatives pour ses personnages de se préserver de cette mâchoire, de se créer un abri éphémère, ne serait-ce que durant quelques pages supplémentaires.
Deux histoires? Elles s’entremêlent, se croisent, se répondent jusqu’à n’en former qu’une seule, plus large et de portée plus universelle. D’un côté: Berlin, de nos jours. Un jeune Allemand un peu taciturne, Karsten, s’éprend de Neyla, une réfugiée syrienne dont il ne sait à peu près rien, sinon qu’elle vient d’Alep. Leur danse amoureuse restera balbutiante, à l’image de l’allemand approximatif qu’emploie la jeune Syrienne, laissant la porte constamment ouverte aux suggestions et aux malentendus.
De l’autre côté: l’Afghanistan de la fin des années 1930. Ici, place aux deux aventurières les plus célèbres de Suisse, Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach lors de leur fameux voyage en Orient à bord d’une Ford Deluxe aux plaques suisses. Devant les bouddhas de Bamiyan, encore intacts à l’époque, les deux voyageuses font la connaissance d’un autre couple de légende, les archéologues français Ria et Joseph Hackin. La tumultueuse Annemarie tombera follement amoureuse de Ria. Mais ici encore, l’histoire va en rester aux évocations, aux caresses des mots – et des silences –, à des corps qui se frôlent tout au plus, sans réussir à dévier de leur course.
INFINI DÉGRADÉ D’ÉMOTIONS
Avec des centaines de milliers d’autres, la réfugiée syrienne a fui la guerre, la destruction, l’horreur. La même horreur qui s’annonce dans une radio grésillante, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans le paysage en apparence éternel de Bamiyan.
Il a fallu une autre rencontre pour faire naître ce petit bijou. La dessinatrice libanaise Zeina Abirached, qui a connu la consécration notamment avec l’album Le piano oriental, réussit le tour de force de rendre cet infini dégradé d’émotions et de sentiments par le seul usage du noir et blanc. Son dessin est pour beaucoup dans les liens qui se tissent entre les deux histoires, dans cette douceur toujours empreinte d’une étonnante gravité.
Les romans de Mathias Enard, eux, sont habituellement autant de torrents charriant des tonnes de mots, à l’instar de l’époustouflant Boussole, qui lui valut le Prix Goncourt 2015. Ici, l’écrivain est au contraire tout en retenue, s’effaçant presque devant les messages du ciel, devant les silences et les émotions contraires qui paralysent les personnages. On devine que, comme Karsten et Neyla, comme Annemarie et Ria, Zeina et Mathias ont dû, eux aussi, s’inventer une sorte de langue commune, laisser venir les imprévus, et finir par «prendre refuge» dans cette histoire qu’ils ont ensemble laissé grandir.