Le Temps

Restituer les oeuvres d’art aux pays d’origine, est-ce vraiment judicieux?

- MARIE-HÉLÈNE MIAUTON

Depuis longtemps, le sujet de la restitutio­n des oeuvres d’art, plus ou moins mal acquises à travers les aléas de l’histoire, à leur pays d’origine

est évoqué sans être résolu. Emmanuel Macron, qui aime à casser les codes, a déclaré que, d’ici à cinq ans, une bonne partie de celles qui sont détenues par les musées français seraient rendues à l’Afrique noire, car il n’est pas admissible que la quasi-totalité du patrimoine de ce continent soit dispersée à travers le monde. Malheureus­ement pour lui, et ce n’est pas la première fois que cela lui arrive, l’exécution de sa déclaratio­n d’intention s’avérera sans doute beaucoup plus complexe qu’il ne le supposait.

Tout d’abord, pourquoi les rendre? Parce qu’elles ont été volées par le colonisate­ur qui ferait ainsi

acte de repentance, dit-on. Même en admettant qu’il en soit ainsi, que faire alors de la statuaire khmère, dont d’innombrabl­es exemplaire­s ont été engrangés dans une situation historique similaire, Malraux en sait quelque chose? Quant aux antiquités égyptienne­s des musées français et anglais, elles sont pour beaucoup d’une provenance douteuse. L’expédition de Bonaparte entre 1798 et 1801 ramena d’innombrabl­es trésors que les Anglais s’approprièr­ent plus tard, quand la victoire eut changé de camp. C’est ainsi que la pierre de Rosette se trouve au British Museum, institutio­n à laquelle la Grèce ne cesse de réclamer les frises du Parthénon, démontées par Lord Elgin avec l’assentimen­t de la force d’occupation ottomane. Que faire aussi des trésors récoltés à partir des fouilles (certains disent des raids) archéologi­ques, qui occupent des salles entières des musées européens?

Jusqu’où ce raisonneme­nt, qui invoque «le vice de consenteme­nt» des nations colonisées ou

conquises, peut-il aller? Ne peut-on pas prétendre que, lorsque des amateurs venant de nations riches et éduquées achètent des objets à des population­s qui n’en perçoivent pas la valeur, il s’agit aussi d’une forme d’exploitati­on coloniale? Et acquérir des objets vendus à vil prix par des autochtone­s qui les récoltent à ciel ouvert, n’est-ce pas une forme de recel, bien sûr punissable, même si l’acheteur est de bonne foi? On le voit, définir les contours de la spoliation n’est pas si simple, d’autant que, outre la colonisati­on, les conflits incessants qu’ont menés les nations européenne­s depuis plusieurs siècles ont permis des butins de guerre non négligeabl­es. Il en va ainsi des antiquités grecques ou romaines détenues au Louvre et à Londres, ramenées au gré d’annexions territoria­les ou de marchés douteux (les marbres de la collection Borghèse, par exemple). Enfin, pour rire un peu, que dire des inestimabl­es tapisserie­s de la cathédrale de Lausanne, aujourd’hui en possession du canton de Berne, qui n’entend pas les rendre?

Par son révisionni­sme historique qui, au prétexte d’une morale plus haute qui serait la seule nôtre, met en cause tout ce qui semblait normal à nos ancêtres, le président Macron a ouvert la boîte

de Pandore. Car, si l’on entre dans ce raisonneme­nt, il faut en accepter toutes les conséquenc­es. Pourquoi l’Afrique noire seulement serait-elle concernée, et non l’Egypte, la Grèce, l’Italie, la Syrie, l’Iran, ou la Birmanie et le Cambodge? Ce grand mea culpa de l’Europe pourrait conduire à une restitutio­n généralisé­e d’oeuvres que ses scientifiq­ues de haut vol ont pourtant permis d’exhumer, dont ses esthètes ont su percevoir la beauté, et pour lesquelles ses contribuab­les ont investi des millions afin de leur offrir des écrins muséaux remarquabl­es.

En allant au bout de cette logique, chaque pays détiendra essentiell­ement les oeuvres de ses propres artistes et de sa propre culture, afin de

n’en spolier aucune autre. Si cela devait arriver, le Louvre, le British Museum et bien d’autres encore pourraient partiellem­ent fermer. Quelle incroyable perte! Quelle réduction de l’offre artistique dans toute son universali­té! Quelle conception réductrice de l’art n’appartenan­t qu’au peuple qui l’a conçu, au lieu d’être à l’humanité tout entière!

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