«Le livre d’image» projeté au Théâtre de Vidy, ou Godard en vision intime
«Le livre d’image» est projeté au Théâtre Vidy-Lausanne dans un cadre intime. Idéal pour s’immerger dans un flux poétique d’une rare intensité
Il y a un vieux fauteuil en cuir, comme celui dans lequel l’oncle Paul se carre pour raconter ses belles histoires, quelques tableaux aux murs ainsi qu’une affiche de L’Avventura d’Antonioni, des tapis pêle-mêle sur le sol pour la touche orientaliste et un écran LED LCD Panasonic de 75 pouces UHD. S’évadant des salles de cinéma pour retrouver l’esprit du salon indien de la première séance des frères Lumière, Jean-Luc Godard a investi la Passerelle, au Théâtre Vidy-Lausanne, pour projeter Le livre d’image. Projection? Non, le faisceau lumineux traversant un ruban de celluloïd s’est éteint. Les images émanent désormais de l’écran, et ce que la tradition, la poésie perdent avec cette mutation de l’image animée, la précision le gagne: le contraste entre le noir et le blanc est de 10000, alors qu’en salle il arrive à peine à 2000, explique Fabrice Aragno, collaborateur du maître de Rolle. Sentences solennelles
La première du Livre a eu lieu en mai, dans le Grand Auditorium Louis Lumière, au Festival de Cannes, où Jean-Luc Godard a reçu une Palme d’or spéciale. Aux antipodes du tapis rouge, les projections lausannoises renouent avec l’intime. Une poignée de cinéphiles se réchauffent devant l’écran comme devant un feu de cheminée. Et s’ils regardent Godard, Godard aussi regarde en eux. Réduit dans son format, le film ne perd rien de sa puissance esthétique ni de sa clairvoyance pessimiste.
C’est un flux de sollicitations visuelles et sonores venues de tous les horizons de la culture. Les hautparleurs sont disposés de façon à produire des effets stéréophoniques. Si, en 2014, il a dit Adieu au langage en 3D, Godard n’a pas abjuré le verbe pour autant. Sa voix se dédouble, s’entremêle, vient du fond de la salle, pour prononcer sentences solennelles («C’est une brève histoire que celle de l’extinction des espèces») et illuminations poétiques («Renouant avec ces
Jean-Luc Godard a conçu toute une scénographie au Théâtre Vidy-Lausanne pour présenter son dernier film, «Le livre d’image».
fleurs entre les rails dans le vent confus des voyages»). Le cinéaste pratique l’association libre de la psychanalyse, le cadavre exquis des surréalistes et la géométrie du rêve.
Séparées par des noirs qui sont comme une nictitation de la pensée, les images se télescopent dans un rythme soutenu, le Léman bleu pastel contrastant avec un coucher de soleil bariolé sur le golfe Persique. On reconnaît, ou pas, des images et des mots butinés dans l’histoire de l’humanité, L’Atalante, Johnny
Guitar, Jules Berry dans Les visiteurs du soir, Herr Doktor Mabuse, l’oeil tranché du Chien andalou,
Salammbô de Flaubert, Hélas pour moi de Godard, un lièvre abattu (dans La règle du jeu?), Bécassine (dont «les maîtres du monde devraient se méfier, car elle se tait»…), la main sculptée de Giacometti et la main de Godard sur la table de montage. Comme «l’Orient est plus philosophe que l’Occident», le cinéaste mène une méditation sur la culture arabe liée à Une ambition dans le désert, d’Albert Cossery, consacré à un émirat sans pétrole, donc pauvre, mais heureux.
En quittant le salon du vieux magicien, on remarque les abatjour des deux vieilles lampes qui se rallument. Revient alors cette observation des Histoire(s) du cinéma à propos des inventeurs du cinématographe: «Ils auraient pu s’appeler Abat-Jour, mais ils s’appelaient Lumière.» Les feuilles mortes qu’on foule en sortant du théâtre, c’est encore du Godard.
▅ Le livre d’image, de Jean-Luc Godard. Lausanne. Théâtre Vidy-Lausanne, La Passerelle. Jusqu’au 30 novembre. vidy.ch
C’est un flux de sollicitations visuelles et sonores venues de tous les horizons de la culture