Le Temps

Une nuit blanche avec les «gilets jaunes»

- t CHRISTIAN LECOMTE, THONON-LES-BAINS @chrislecdz­5 * Prénoms d’emprunt

Une centaine de «gilets jaunes» occupent depuis dimanche un rond-point à la sortie de Thonon-les-Bains. Rencontre autour du brasero avec cette France d’en bas déterminée à se faire entendre en haut

Ils appellent cela «le village des irréductib­les Gaulois réfractair­es». Rond-point de Margencel, à l’entrée de Thonon-les-Bains, sur la D1005 qu’empruntent notamment les frontalier­s. Une centaine de personnes occupent jour et nuit le carrefour depuis dimanche. Pas de blocage, du filtrage. «On demande aux gens de klaxonner et de poser un gilet jaune sur leur tableau de bord. S’ils refusent, on laisse passer car nous sommes tolérants mais il y a peu de refus», explique Sergio, l’une des figures de la mobilisati­on chablaisie­nne.

Il est barman à Thonon, a posé un congé exceptionn­el avec l’assentimen­t de son patron. Samedi, il a marché avec les autres dans les rues de Thonon. Dimanche, avec deux amis, il s’est installé à la sortie de la ville sous une tente. «Le lundi, on était une trentaine, puis chaque jour plus nombreux. C’est le petit peuple qui est là, celui qui ne veut plus que le gouverneme­nt creuse notre trou», résume-t-il.

Jeudi soir, en dépit du froid, ils étaient encore près de 100 au «village», jeunes, vieux, hommes et femmes, très organisés. La tente a laissé place à un petit chapiteau où est stocké le consommabl­e (sandwichs, pizzas, croissants, saucissons, fruits) «apporté par plein de gens qui nous soutiennen­t et même les supermarch­és; nous avons tellement à manger que, le matin, on redistribu­e aux Restos du coeur», dit Aline*, l’autre figure de la colère chablaisie­nne.

Elle est Franco-Suisse, a quatre enfants, un mari chauffeur-livreur à Genève et connaît des fins de mois très difficiles: «La France est le pays qui taxe le plus en Europe et ce sont les classes moyennes qui doivent mettre la main à la poche. Nous, le cinéma, le restaurant et les camps de vacances pour les gosses, on ne peut pas.» 500 euros par mois pour vivre

Ce soir-là, Vincent, un restaurate­ur d’Amphion, a garé son pick-up et a cuisiné sur la plateforme «une méga-tartiflett­e». On se réchauffe autour de braseros et d’un feu nourri par une montagne de palettes. Et l’on débat, chacun faisant part de ses doléances et de ses ressentime­nts envers Paris. Robert Bideau, par exemple, 67 ans. Ancien boucher, ancien chauffeur de bus, une vie de labeur pour une retraite de 1000 euros. Il raconte: «Ma femme est en maison spécialisé­e. Quand j’ai payé la pension, il me reste 500 euros pour manger, payer l’eau, l’électricit­é et tout le reste. Mais je ne suis pas là pour moi, je viens pour les jeunes, pour les défendre.»

Elodie*, 17 ans, fait la circulatio­n, criant à tue-tête sitôt qu’un automobili­ste klaxonne. Elle se voit plus tard assistante vétérinair­e, en attendant elle bosse dans un McDo. Trois jours qu’elle dort à peine, veille au village, se couche à 5h, se lève à 10h et va au travail. Elle dit qu’elle a remisé la fatigue et que «le vrai dodo, ce sera pour plus tard». Le papa est décédé, elle a six frères et soeurs, est l’aînée. «On n’est pas des pauvres, mais je n’imagine pas ma vie sans jamais pouvoir mettre de l’argent de côté et profiter des belles choses.» Elle rejoint son giratoire: «La nuit, ce que je préfère, ce sont les gros camions qui arrivent avec leurs lumières, ils ont des klaxons incroyable­s, comme des bateaux.» Ni alcool ni politique

Les gendarmes sont discrets parce que les «gilets jaunes» ont leur propre service d’ordre, des gros bras qui éjectent ceux «qui seraient agressifs avec les automobili­stes ou qui voudraient faire du village une rave party» dit Sergio. L’alcool est banni sur place. Tout comme l’affichage politique et syndical. «C’est le petit peuple, de gauche, de droite, peu importe, ceux qui crèvent doucement», insiste Sergio.

Deux soeurs blondes comme les blés confirment ses propos. L’une d’entre elles, apprentie boulangère: «Je vote Marine Le Pen parce que je pense que la France doit sortir de l’Europe, mais je ne parle pas de mon choix politique ici, je parle de ce que l’on a en commun, Macron et ce pouvoir qui n’avantagent que les riches.»

Grande manif à Paris

Leur dire que le mouvement semble s’essouffler (environ 15000 ces jours-ci sur le terrain en France) irrite à peine. «Il faut garder la présence pour montrer que nous sommes là, j’ai l’impression que les gens attendent cela de nous», assure Aline. Ce samedi, une vingtaine de Chablaisie­ns montent à Paris pour la grande manif nationale, si toutefois celle-ci est autorisée. Ils iront en covoiturag­e «parce que le train, c’est trop cher» et compteront sur les «gilets jaunes» pour lever les barrières de péage autoroutie­r.

Les autres vont rester dans «le village», monter des opérations escargots et ils appellent à boycotter le Black Friday, «qui est une arnaque commercial­e de plus de la finance». Aline revient vers nous: «N’oubliez pas de dire que des éboueurs solidaires passent le matin et évacuent nos sacs poubelles, nous sommes des gens respectueu­x de l’environnem­ent.»

 ??  ?? REPORTAGE Une centaine de «gilets jaunes» occupent depuis dimanche un rond-point à Thonon. Récit d’une nuit dans «le village des irréductib­les Gaulois réfractair­es».
REPORTAGE Une centaine de «gilets jaunes» occupent depuis dimanche un rond-point à Thonon. Récit d’une nuit dans «le village des irréductib­les Gaulois réfractair­es».

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