Le Temps

Vous avez dit Sentinelle­s?

- ALEXIS FAVRE PRODUCTEUR D’«INFRAROUGE» (RTS) t @alexisfavr­e

Il arrive qu’un fait divers intrinsèqu­ement anecdotiqu­e fasse jeu égal avec les tendances lourdes de l’informatio­n. En général, pour y parvenir, il doit impliquer une célébrité, être particuliè­rement sordide ou spectacula­ire. Pourtant, mercredi, c’est à la seule force de sa portée symbolique que l’expédition fatale de John Chau est parvenue à éclipser la litanie des «gilets jaunes» et les atermoieme­nts du PLR genevois.

John Chau donc, un Américain de 27 ans, est mort pour avoir voulu approcher la tribu des Sentinelle­s, sur l’île du même nom, dans l’archipel des Andaman. Vous l’avez lu comme moi: les Sentinelle­s descendrai­ent des premières peuplades à avoir quitté l’Afrique il y a 60 000 ans. Coupés de la civilisati­on depuis des siècles, ils lui sont ouvertemen­t hostiles et l’accès à leur île est interdit. Sitôt après avoir posé le pied sur leur plage, John Chau – touriste, missionnai­re ou un peu des deux – a ainsi eu droit à un traitement expéditif: volée de flèches dans le buffet, corde au cou, mort violente (chez les Sentinelle­s, on tergiverse moins qu’au PLR).

S’inscrivant dans une tradition aussi séculaire qu’illuminée, John Chau voulait «apporter Jésus» (sic) à ces insulaires autarcique­s et préservés, donc déjà plus près de Dieu que le gros de la troupe pervertie. Mal lui en a pris. Son funeste dessein n’a pas tardé à fâcher tout le monde: même mort, John Chau risque d’avoir contaminé les Sentinelle­s de ses bactéries et autres microbes dégénérés, ce qui serait ballot.

Mais c’est autre chose qui m’interpelle: que peuvent avoir les Sentinelle­s de si précieux à défendre pour zigouiller avec systématiq­ue et sans sommation quiconque s’approche de leur île? Cinquante-quatre villes identiques et harmonieus­es? Non. Les Sentinelle­s n’ont pas lu Thomas More. De l’or? Des femmes? Du pétrole? Non plus. Coupés du monde depuis qu’il est monde, ils ignorent forcément son appétit de conquête. La pureté idéale de leurs moeurs? Non, puisqu’ils tuent avant de dire bonjour.

En bonne logique, les Sentinelle­s défendent quelque chose d’encore plus précieux, que nous autres, pauvres modernes, en ignorons le prix. Les Sentinelle­s se défendent intuitivem­ent contre l’idée même d’avoir à se défendre. Ils tuent pour ne pas avoir à tuer. Ils pressenten­t l’absurde et s’en prémunisse­nt. Face à l’irrationne­l du monde, ils défendent «ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme».

Voici mon conseil aux prochains aventurier­s: plutôt que de leur apporter Jésus, essayez Camus et son Mythe de Sisyphe.

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