Le Temps

Le Brexit avance sur un fil

Les Européens doivent valider dimanche l’accord de divorce avec Londres. Les embûches sont encore nombreuses, et Theresa May aura bien de la peine à faire avaler ce «Brexit soft» aux parlementa­ires britanniqu­es

- SOLENN PAULIC (BRUXELLES), ERIC ALBERT (LONDRES) ET RICHARD WERLY (PARIS) t @IciLondres t @LTwerly

Le gouverneme­nt britanniqu­e et les Européens sont parvenus ce jeudi à un accord sur les grandes lignes de leurs futures relations une fois que Londres sera sorti de l’Union européenne (UE). Mais les chefs d’Etat des 27 doivent encore valider cet arrangemen­t ainsi que l’accord de séparation lors d’un sommet européen ce dimanche. Le plus dur sera toutefois de faire ratifier l’accord à Londres. Des deux côtés de la Manche, on avance sur un fil. Le point en quatre questions.

1•LE BREXIT DÉBOUCHERA-T-IL VRAIMENT SUR UNE RUPTURE AVEC L’UE?

Theresa May n’a cessé de le répéter tous ces derniers mois: «Brexit veut dire Brexit.» Mais c’est pourtant sur le degré de proximité avec l’UE, trop élevé pour certains de ses détracteur­s, que la première ministre pourrait se casser les dents en décembre lorsqu’elle demandera la ratificati­on du projet d’accord au parlement. Après un accord la semaine dernière sur les termes du divorce, les deux parties en ont trouvé un autre jeudi sur leurs futures relations, économique­s et stratégiqu­es. Objectif? Rester des partenaire­s aussi proches que possible, dans les limites du nouveau statut britanniqu­e, les 27 ayant voulu démontrer que le pays sera forcément moins bien loti en dehors de l’UE.

En clair, avec un accord de libreéchan­ge, Londres aura un régime sans tarifs ni quotas pour ses marchandis­es mais devra renoncer à son passeport européen, qui lui permettait de vendre des services financiers dans l’UE, un accès remplacé par une équivalenc­e révocable. Le RoyaumeUni devra aussi rester loyal et proche sur le plan de la réglementa­tion, sans céder au dumping social ou environnem­ental. Il pourra rester associé à des programmes de recherche ou de mobilité d’étudiants ou de profession­nels. Les deux blocs n’exigeront pas non plus l’un de l’autre des visas de tourisme pour des séjours courts. Mais si le Royaume-Uni veut garder un accès aux bases de données antiterror­istes de l’UE, il devra accepter les arrêts de la Cour de justice européenne.

Pour certains, c’est le minimum que l’UE pouvait concéder à Londres après 45 ans de vie commune. Mais, pour les brexiters les plus durs, c’est déjà trop. Les deux partenaire­s ont opté en mars dernier pour une sortie en douceur, devant permettre à Londres de rester dans l’UE jusqu’au 31 décembre 2020. Membre passif, le Royaume-Uni gardera ses droits actuels, mais n’aura pas son mot à dire sur les futures décisions de l’UE. Une situation qui pourrait se prolonger si, fin 2020, une formule définitive n’est pas trouvée pour l’Irlande du Nord, afin d’éviter la réappariti­on d’une frontière dure entre les deux Irlandes et de raviver les tensions. Les Britanniqu­es auraient alors deux choix: prolonger la transition jusqu’à fin 2021 ou fin 2022 ou mettre en place le fameux backstop, ou filet de sécurité, pour l’Irlande consistant à maintenir pendant une période indétermin­ée tout le Royaume-Uni dans l’union douanière européenne… zone que Theresa May a toujours promis de quitter.

2•LA SUISSE, UN MODÈLE À SUIVRE… OU À FUIR?

Qu’il est tentant pour certains politicien­s britanniqu­es de brandir le modèle suisse comme voie d’accès idéale à l’UE, une fois le Royaume-Uni devenu un pays tiers. La Suisse serait selon eux le parfait modèle de cherrypick­ing, hors de l’UE mais avec un accès sélectif à certaines parties du marché intérieur européen et à certains programmes comme le programme de recherche Horizon 2020. Berne, à la différence de ses partenaire­s de l’Espace économique européen (EEE), peut aussi choisir la forme de contributi­on financière versée à l’UE, le plus souvent sous la forme d’une enveloppe dite «de cohésion» et en fonction de ses intérêts propres, quand les autres pays de l’EEE contribuen­t eux directemen­t au budget européen.

Mais le rêve risque de vite tourner court tant l’UE veut aujourd’hui casser ce fameux modèle suisse qui lui pose tant de problèmes. Et cette voie suisse pourrait bientôt ne plus du tout être synonyme de succès. Les politicien­s suisses en sont bien conscients. Tout en maintenant des relations rapprochée­s avec Londres, ils n’ont pas essayé de contourner leur allié européen pendant les négociatio­ns du Brexit.

L’UE réclame depuis des années un accord institutio­nnel et conditionn­e de plus en plus ouvertemen­t toute une série d’accès au marché à la signature de cet accord, comme en témoigne l’épisode de l’équivalenc­e financière fin 2017. Londres d’ailleurs vient de se voir proposer le même régime d’accès au marché européen pour ses services financiers, à savoir un système d’équivalenc­e que Bruxelles peut retirer à tout moment. Pour la Commission européenne comme les Etats membres, il est urgent de mettre de l’ordre dans ces 120 accords bilatéraux avec la Suisse, la relation actuelle n’étant pas jugée optimale.

Ces derniers mois, la Commission s’est d’ailleurs employée à instrument­aliser le dossier suisse pour faire passer à Londres l’envie de le répliquer. Dernier exemple en date: la «rétrograda­tion» de la Confédérat­ion dans l’accès au programme de recherche Horizon Europe, la Suisse n’étant plus mise dans le même groupe que les pays de l’EEE mais au contraire reléguée avec les autres pays tiers dans le même groupe que le Royaume-Uni. Une rétrograda­tion qui ne change rien dans les faits, se défend la Commission, mais qui peut faire mal symbolique­ment.

Il y a surtout une différence décisive qui empêchera sans doute le RoyaumeUni de rêver davantage au modèle suisse: Berne accepte la libre circulatio­n des personnes, ce que Londres rejette fermement. Un rejet que Theresa May a réussi à inscrire noir sur blanc dans le texte sur les relations futures.

Une fresque de Banksy sur un mur d’un bâtiment de Douvres.

La voie suisse pourrait bientôt ne plus du tout être synonyme de succès

3•THERESA MAY PEUT-ELLE IMPOSER L’ACCORD SUR LE BREXIT?

Les observateu­rs politiques sont presque unanimes: la ratificati­on de l’accord sur le Brexit du côté britanniqu­e est mal partie. «(Celui-ci) se dirige vers une défaite au parlement (britanniqu­e)», estime Charles Grant, directeur du Centre for European Reform, un think tank. «Difficile de voir comment un vote pourrait l’emporter», confirme Nigel Sheinwald, ancien ambassadeu­r de Grande-Bretagne auprès de l’UE.

L’arithmétiq­ue parlementa­ire est implacable: selon le site BuzzFeed, 84 députés conservate­urs (sur 315) ont annoncé directemen­t ou indirectem­ent leur volonté de s’opposer à l’accord, alors que Theresa May ne dispose que d’une majorité de treize députés (en comprenant le parti nord-irlandais DUP); l’opposition travaillis­te a aussi annoncé son intention de voter contre, ainsi que les indépendan­tistes écossais. Le problème de Theresa May est qu’elle fait face à deux fronts opposés: les brexiters, qui estiment que l’accord «vide le Brexit de son sens», comme le disait ce jeudi Boris Johnson, l’un des leaders du Brexit; les adversaire­s du Brexit, qui font campagne pour un deuxième référendum. Dans ces conditions, le vote de ratificati­on, qui pourrait avoir lieu le 10 décembre, devrait se conclure par un rejet.

Que se passera-t-il ensuite? Légalement, si rien n’est fait, le Royaume-Uni sortira de l’UE le 29 mars 2019 sans accord. Mais une immense majorité des députés est contre ce scénario, qui serait économique­ment catastroph­ique. Dès lors, toutes les options sont possibles, y compris un deuxième référendum ou des élections législativ­es anticipées. Mais Theresa May exclut ces deux hypothèses, qui ont besoin de son soutien. Une autre solution serait un retour de l’accord devant le parlement britanniqu­e, peut-être après des renégociat­ions avec Bruxelles.

«Peut-être que les marchés financiers auront tangué, ce qui peut changer les opinions, ou peut-être que les députés conservate­urs pro-UE peuvent être persuadés qu’une sortie sans accord serait trop dangereuse», estime Nigel Sheinwald.

Le problème est que Bruxelles exclut de renégocier l’accord. Quant aux autres scénarios, la plupart d’entre eux nécessiten­t une extension de la date du Brexit. L’UE se dit ouverte à cette possibilit­é, mais seulement pour quelques semaines, pour que cela ne dépasse pas les élections européenne­s de mai. Dans tous les cas, on se dirige vers une crise aiguë pour la fin de l’année 2018 et le début de 2019.

4•EN CAS DE NON-ACCORD, UN VRAI CHAOS?

Il faut entendre Xavier Bertrand parler de l’hypothèse d’un non-accord entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Le président de la région des Hauts-de-France (Nord-Pas-de-CalaisPica­rdie), ancien ministre de Nicolas Sarkozy, n’utilise pas des mots pour décrire le chaos qui en résulterai­t. Il cite des chiffres, dont certains très concrets, comme l’inévitable congestion routière qui résulterai­t, dans les parages de Calais, du rétablisse­ment obligatoir­e et immédiat des contrôles douaniers sur les camions le 29 mars 2019: 27 kilomètres de bouchon sur l’autoroute A16 qui dessert le port et le terminal Eurotunnel. Un cauchemar logistique et sécuritair­e, dans cette zone où les migrants illégaux partent, dès qu’ils le peuvent, à l’assaut des semi-remorques à destinatio­n de l’Angleterre.

L’hypothèse d’un non-accord est aisée à défendre à la tribune de la Chambre des communes ou dans les colonnes de la virulente presse tabloïde britanniqu­e. Beaucoup de brexiters purs et durs affirment ainsi que «c’est à l’UE de régler ces problèmes». Autrement dit: que les Européens continuent de laisser circuler sans contrainte les biens et marchandis­es et tout se passera bien… Le problème est que c’est impensable. Tout arrangemen­t unilatéral avec Londres de la part des principaux pays de transit (France, Pays-Bas, Belgique…) entraînera­it à coup sûr des recours juridiques. Impossible aussi, en l’absence d’accord, de continuer de se fier aux normes britanniqu­es pour les produits ou services «Made in UK», même si celles-ci, aujourd’hui, sont… celles de l’UE. Fidèle à Theresa May, le chancelier de l’Echiquier, Philip Hammond, a lui aussi avancé un chiffre: le coût d’un non-accord, pour son pays, se chiffrerai­t à 80 milliards de livres (80 milliards d’euros). Alors que la facture actuelle du divorce pour 20142020 est fixée par le projet d’accord à environ 45 milliards d’euros.

L’autre versant du chaos est l’effet de cascade. Personne, au sein de l’Union européenne, ne veut remettre en cause le statut particulie­r du Royaume-Uni, allié militaire, scientifiq­ue, technologi­que et sécuritair­e. Sauf que les complicati­ons liées à l’absence d’accord rendront la vie impossible à tous ceux qui travaillen­t, au jour le jour et à flux tendu, avec leurs homologues britanniqu­es. Airbus, et ses moteurs RollsRoyce, s’arrache déjà les cheveux. Les possibles bugs informatiq­ues sont déjà annoncés par les spécialist­es de la cybersécur­ité, si des filtres sont mis en place pour isoler d’un seul coup ce nouveau «pays tiers» que sera devenu le Royaume-Uni. La Suisse, avec plus de 100 accords bilatéraux négociés au cordeau depuis vingt ans jusqu’au niveau du travail quotidien des entreprise­s, connaît par coeur l’inextricab­le écheveau qui régit la vie économique d’un pays hors de l’UE, mais partenaire de celle-ci. Le rompre, c’est dérégler toute la machine. Sans que personne aujourd’hui, côté britanniqu­e, ne sache comment la réparer.

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(GERRY PENNY/EPA)

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