Le Temps

Quand la Suisse ne joue plus dans la cour des grands

- DANIEL WARNER ANCIEN ADJOINT DU DIRECTEUR AU GRADUATE INSTITUTE

Trois récentes controvers­es diplomatiq­ues ont entamé la réputation de la Suisse comme voix morale dans les affaires internatio­nales, elle dont on dit traditionn­ellement qu’elle joue dans la cour des grands. La spécificit­é de la Suisse neutre – en particulie­r la Genève internatio­nale – en tant que place unique pour accueillir des discussion­s telles que le sommet Reagan-Gorbatchev, pour abriter le siège du CICR ou encore le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, en avait fait un champion de l’humanitair­e.

Mais cette année, trois polémiques ont mis cette image à mal: le refus de signer un traité interdisan­t l’usage futur des armes nucléaires, la décision sur la vente d’armes aux pays en conflit et le pacte global pour réguler la migration internatio­nale. Chacune remet en question l’avenir de cette identité suisse finement ciselée.

Cent vingt-deux Etats ont adopté une résolution de l’ONU pour soutenir le Traité sur l’interdicti­on des armes nucléaires, mais la Suisse n’en fait pas partie. Elle ne fait pas non plus partie de ceux qui ont signé le traité. L’objectif de ce texte est pourtant clair: «Chaque Etat s’engage à ne jamais, en aucune circonstan­ce: mettre au point, mettre à l’essai, produire, fabriquer, acquérir de quelque autre manière, posséder ou stocker des armes nucléaires ou autres dispositif­s explosifs nucléaires; transférer à qui que ce soit […] des armes nucléaires ou autres dispositif­s explosifs nucléaires, ou le contrôle de telles armes ou de tels dispositif­s explosifs; accepter […] le transfert d’armes nucléaires ou autres dispositif­s explosifs nucléaires ou du contrôle de telles armes ou de tels dispositif­s explosifs.»

Au mois d’août, le Conseil fédéral a fait savoir qu’il n’était pas favorable à signer ce traité, une décision vivement critiquée par la Campagne internatio­nale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN Switzerlan­d). «La position de la Suisse sur ce dossier a des répercussi­ons sur le plan internatio­nal, a déclaré sa présidente, Annette Willi. En tant que citoyens suisses, nous pouvons légitimeme­nt nous demander si nous ne sommes pas en train de vivre la fin de la grande tradition humanitair­e dans notre pays», a-t-elle ajouté. Fin octobre, la Commission des affaires étrangères du Conseil des Etats s’est aussi prononcée contre la signature du traité, un reniement de plus de la tradition humanitair­e de la Suisse par une autre institutio­n fédérale.

La controvers­e sur la vente d’armes aux pays en conflit n’a pas amélioré l’image de la Suisse. En juin 2018, le Conseil fédéral a annoncé qu’il permettrai­t, à certaines conditions, la vente d’armes pour des pays impliqués dans un «conflit armé interne». Le gouverneme­nt suisse a ajouté que du «matériel de guerre» pourrait être vendu pour autant qu’il ne soit pas utilisé lors d’un conflit interne. Cet assoupliss­ement «ne s’appliquera­it pas à des pays en guerre civile, comme le Yémen ou la Syrie aujourd’hui», concède le gouverneme­nt. Ruag, la plus grande entreprise d’armement de Suisse, a enregistré en 2017 le plus haut chiffre d’affaires de son histoire.

Face à l’indignatio­n générale, le gouverneme­nt a changé son fusil d’épaule. Amnesty Internatio­nal Suisse a salué cette décision de stopper un projet de libéralisa­tion partielle de l’exportatio­n d’armes en précisant: «L’industrie de l’armement et le gouverneme­nt ont sans aucun doute été surpris par la forte opposition du public, du parlement fédéral et par le sentiment répandu dans la population que les intérêts à courte vue de l’industrie des armes ne devraient pas primer sur les valeurs humanitair­es de la Suisse.»

Troisième affaire: l’ambassadeu­r suisse aux Nations unies à New York, Jürg Lauber, a joué un rôle de facilitate­ur pour un pacte mondial de l’ONU pour réguler les migrations internatio­nales. Alors que nous assistons aux drames de la migration de masse, l’ambassadeu­r Lauber s’efforce depuis 2016 d’améliorer les conditions de vie des migrants et d’éviter des situations de déstabilis­ation dans les pays hôtes.

En octobre, le Conseil fédéral s’est déclaré en faveur du Pacte mondial pour les migrations. A ses yeux, ce texte correspond aux intérêts de la Suisse en matière migratoire et à son engagement pour le renforceme­nt de la régulation globale des migrations. Bien que le pacte soit une loi «douce», c’està-dire qu’elle n’engage que politiquem­ent et pas légalement, le parlement fédéral hésite, lui, à signer formelleme­nt ce document. Les Commission­s des institutio­ns politiques des deux Chambres s’y sont opposées. Seule la Commission de politique extérieure du Conseil des Etats a rendu un verdict différent. Mais le 21 novembre, le Conseil fédéral a changé de position et annoncé que la Suisse ne signerait pas le document lors de la conférence internatio­nale qui se tiendra au Maroc en décembre. La décision est pour l’heure gelée. Ce refus de signer le pacte au Maroc sera perçu comme un affront aux Nations unies et un désaveu cinglant pour son ambassadeu­r à New York.

Trois controvers­es, trois décisions difficiles! Il apparaît que, dans chacune de ces situations, la tradition humanitair­e et des droits humains de la Suisse est mise à mal. Et la réputation morale de la Suisse, qui fut au fondement de sa capacité à jouer dans la cour des grands, est en train de pâlir.

Dans chacune de ces situations, la tradition humanitair­e et des droits humains de la Suisse est mise à mal

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