Le Temps

Les populistes contre la souveraine­té

- PIERRE DE SENARCLENS PROFESSEUR HONORAIRE À L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Les populistes ont raison de plaider en faveur de la souveraine­té nationale, mais il ne faut pas les suivre dans les idées qu’ils avancent pour la défendre. Ils prétendent incarner la volonté populaire. En fait, la théorie politique a toujours eu de la peine à définir le peuple de la démocratie, à déterminer les procédures pour assurer sa représenta­tivité. Les citoyens poursuiven­t des intérêts divergents; ils sont inspirés par des valeurs et des aspiration­s disparates et fluctuante­s. Ils partagent néanmoins des besoins élémentair­es de sécurité qui sont assez facilement identifiab­les.

Un Etat démocratiq­ue doit défendre ses citoyens contre les menaces étrangères et leur offrir un régime de protection sociale efficace. Or il s’est avéré, depuis le XXe siècle surtout, que les Etats ne pouvaient agir seuls dans ces domaines. Les forteresse­s d’antan sont devenues caduques, car elles ne résistent pas aux armes modernes. Aucun Etat européen ne peut se défendre sans adhérer à un mécanisme de sécurité collective ou sans bénéficier de sa protection. Pour cette raison, la plupart d’entre eux ont adhéré à l’OTAN. Ils ont convenu qu’une attaque armée contre l’un ou plusieurs des Etats membres de cette organisati­on serait considérée comme une attaque dirigée contre tous les autres.

La Suisse a fondé sa défense militaire sur le principe de la neutralité armée, mais il s’agit d’un mythe chargé d’hypocrisie, car n’importe quel ingénu doit savoir qu’elle ne pourrait l’assumer en temps de crise et d’agression sans la protection implicite des Etats qui l’entourent. En réalité, elle est déjà incapable d’affronter seule les dangers protéiform­es du terrorisme, les cyberattaq­ues massives et quotidienn­es, les défis des mouvements migratoire­s et la dégradatio­n de l’environnem­ent planétaire sans concertati­on régulière et l’appui des autres pays occidentau­x. Et lorsqu’il s’agit de son ordre politique intérieur, que signifie la défense de sa souveraine­té nationale sans l’assise d’un régime de sécurité sociale performant? Le maintien et le développem­ent de son ordre démocratiq­ue et de ses valeurs libérales dépendent des liens d’interdépen­dance qu’elle entretient avec ses voisins et plus largement avec le reste du monde. Il dépend donc des mécanismes de coopératio­n internatio­nale, par conséquent des nombreuses instances et réunions internatio­nales où s’élaborent et se négocient les grands enjeux du commerce, de la finance, de la monnaie, des politiques de la recherche et de l’éducation, de l’environnem­ent et du développem­ent.

Ainsi, la souveraine­té des Etats se renforce dans ces enceintes internatio­nales, dans tous les espaces de concertati­on et de décision où se développe le droit internatio­nal, à savoir un ensemble de normes et de procédures qui imposent certes des obligation­s, mais tout en conférant des droits. Le processus d’intégratio­n européenne représente une avancée remarquabl­e en matière de paix et de bien-être sur le Vieux-Continent.

Malheureus­ement, les discours démagogiqu­es des populistes sur la souveraine­té occultent la réalité des interdépen­dances entre les Etats et les nécessités de coopératio­n internatio­nale qui en découlent. En demandant le retour au «réduit national», ils cultivent des chimères, reflétant leur nostalgie du passé. Ils rêvent d’une société qui aurait résisté aux changement­s historique­s et qui n’aurait pas été altérée par les progrès des armements et par les dynamiques de la mondialisa­tion. On se retrouvera­it sur le Grütli, sans migrants, au coeur de l’Europe mais loin de ses problèmes politiques. En Suisse, comme ailleurs, les dirigeants populistes entretienn­ent des visions politiques illusoires, puisqu’ils avancent des positions et usent d’un style caractéris­és par une représenta­tion simplifiée des enjeux économique­s et sociaux. Ils s’adressent à des gens qui se laissent guider par leurs émotions xénophobes et leur impatience. Leur contestati­on démagogiqu­e s’affirme aussi dans l’utilisatio­n abusive de certaines procédures démocratiq­ues. Elle va trop souvent de pair avec le dénigremen­t des codes de bienséance qui devraient être de rigueur dans l’espace public. Il n’est pas rare en effet qu’ils cultivent une forme d’encanaille­ment et d’indécence, brisant par leurs provocatio­ns les exigences de la vertu républicai­ne et de la responsabi­lité sociale.

Le populisme est le symptôme néfaste d’un désir d’intégratio­n nationale légitime. Il n’existe pas d’ordre politique et culturel universel. Les Etats-nations sont donc nécessaire­s à l’organisati­on et à la protection des sociétés. Le maintien de l’ordre politique et social exige l’entretien de rapports de solidarité et de responsabi­lité mutuelle entre les citoyens. Il requiert par conséquent le partage d’un idéal national, fondé sur l’acceptatio­n d’une histoire commune et le maintien d’une volonté de vivre ensemble. Or le grand défi de notre époque consiste à entretenir ces liens de citoyennet­é tout en confortant les mécanismes institutio­nnels qui permettent de faire fructifier les interdépen­dances nécessaire­s des nations. C’est la raison pour laquelle le développem­ent du fédéralism­e dans le cadre de l’UE est une expérience à poursuivre. La Suisse devrait y contribuer en participan­t activement à ce projet.

On se retrouvera­it sur le Grütli, sans migrants, au coeur de l’Europe mais loin de ses problèmes politiques

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