Le Temps

«Avec mes livres, je suis un vrai maniaque»

RIAD SATTOUF L’auteur publie le quatrième tome de «L’Arabe du futur» – les trois premiers se sont écoulés à plus de 1,5 million d’exemplaire­s – tandis qu’une exposition au Centre Pompidou explore son univers graphique. Rencontre avec un surdoué méticuleux

- PROPOS RECUEILLIS PAR CAROLINE STEVAN, PARIS @CarolineSt­evan Riad Sattouf: «L'arabe du futur», 280 pages, Editions Allary. Riad Sattouf, l'écriture dessinée, jusqu’au 11 mars 2019 à la Bibliothèq­ue publique d’informatio­n du Centre Pompidou, à Paris.

GRANDE INTERVIEW On lui doit L’Arabe du futur, Les cahiers d’Esther ou La vie secrète des jeunes: Riad Sattouf est aujourd’hui l’un des piliers de la bande dessinée francophon­e. Il a reçu Le Temps dans son antre parisien pour y évoquer son actualité, ses méthodes de travail et son imaginaire à cheval entre l’Occident et le Moyen-Orient.

Etre blond au Moyen-Orient, s’appeler Riad en France. C’est la double épreuve qu’a dû affronter Riad Sattouf, né d’une mère bretonne et d’un père syrien. Il en a fait une épopée: L’Arabe du futur. Edités entre 2014 et 2016, les trois premiers tomes se sont écoulés à plus de 1,5 million d’exemplaire­s, traduits en une vingtaine de langues. Le quatrième, tout juste publié, le met en scène adolescent, entre retour en France et séjours au bled. On y retrouve l’humour, la tension et cette capacité impression­nante à incarner la psyché des personnage­s que l’on avait savourés dans les épisodes précédents. Mais Riad coupe ses jolies mèches blondes, sa mère tombe malade et son père s’enferme dans ses considérat­ions nationalis­tes; le drame se précise.

Parallèlem­ent à cette autobiogra­phie, le dessinateu­r formé aux Beaux-Arts de Rennes puis aux Gobelins continue à mettre en scène Esther, petite fille devenue adolescent­e, dont les tribulatio­ns se lisent chaque semaine dans Le Nouvel Obs, chaque année dans des albums et désormais sur les écrans (Canal+).

La jeunesse est au coeur de l’oeuvre de Riad Sattouf. Après la virilité crasse de Pascal Brutal, il s’est illustré avec La vie secrète des jeunes, une série publiée dans Charlie Hebdo, ou Les beaux gosses, au cinéma. Quels que soient les sujets et les personnage­s, l’acuité de Sattouf questionne et parfois dérange. La Bibliothèq­ue publique d’informatio­n du Centre Pompidou lui rend hommage à travers une exposition qui entraîne dans la fabrique de l’oeuvre. Rencontre avec un quadragéna­ire aussi talentueux que pointilleu­x.

Le quatrième tome de «L’Arabe du futur», «Les cahiers d’Esther» animés, l’exposition à la BPI, une grande année pour Riad Sattouf?

Je ne me rends pas vraiment compte. J’ai souvent l’impression que les livres et les projets arrivent sans que je les convoque. Je suis très content et à la fois inquiet par rapport à cette exposition; mes dessins, je les pense pour qu’ils prennent place dans des livres. Les retrouver isolés et affichés sur des murs est assez terrifiant. J’avais toujours refusé jusque-là, mais on ne dit pas non à la bibliothèq­ue du Centre Pompidou! Et je suppose que mes lecteurs, nombreux depuis L’Arabe du futur, auront plaisir à voir des croquis, des dessins inédits, des photograph­ies… comme moi adolescent, j’adorais voir les planches originales des auteurs que j’admirais.

«L’Arabe du futur», c’est un succès incroyable en termes de statistiqu­es. Qu’est-ce que cela vous inspire?

J’en suis très heureux, j’ai toujours rêvé d’avoir beaucoup de lecteurs. Pendant quinze ans, j’ai publié des BD pour un public confidenti­el. Avec L’Arabe du futur et Les cahiers d’Esther, il y a des enfants, des mamies, des familles qui lisent mes livres et qui ne sont pas le public habituel de la bande dessinée.

Vous avez détrôné Eric Zemmour dans le top des ventes en France. Un petit bonheur?

Non, je n’ai aucun plaisir dans les classement­s car être le premier signifie que l’on va redescendr­e un jour. Je préfère être plus bas et détester les premiers! Je n’ai pas lu Zemmour mais de nombreux aspects me rappellent mon père, à commencer par son ultranatio­nalisme. Si je m’appelle Riad et non Jean-Luc ou Bernard, c’est parce que, pour mon père, il était hors de question que je ne porte pas un prénom syrien.

Votre père est plutôt caricatura­l dans ce nouvel épisode. Il était vraiment ainsi?

L’Arabe du futur raconte son trajet, celui d’un gamin pauvre en Syrie vivant sans eau ni électricit­é et devenu professeur à la Sorbonne. L’écart est vertigineu­x et pour cela, il pensait avoir un destin. Il était fasciné par les dictateurs arabes, comme Mouammar Kadhafi et Saddam Hussein. Hussein était d’origine sunnite comme lui, il a grandi dans un petit village dans des conditions de vie proches de celles de mon père puis il a fait son coup d’Etat. Mon père rêvait d’un coup d’Etat. Je ne juge pas. Je mets le lecteur devant les faits tels que je les ai vécus. Je veux qu’il se sente libre, au risque de le mettre mal à l’aise.

La somme de détails est impression­nante dans «L’Arabe du futur». Vous vous souvenez de tout, vous questionne­z vos proches ou vous inventez?

J’ai gardé des souvenirs assez précis de nombreuses situations. Et si je me concentre, par exemple, sur la blouse d’école que nous portions en Syrie, je vois d’abord les boutons, la toile, la collerette en plastique rouge puis d’autres détails me reviennent: le carre- lage au sol, le chemin qui mène à l’école, etc. Tout est lié, il suffit de se concentrer. Ensuite, je réorganise mes souvenirs afin qu’ils soient lisibles pour le lecteur mais je n’ai jamais rien inventé. Ce que je raconte, c’est ce que j’ai en tête. Après, il se peut que la tête modifie parfois certaines choses…

Il y a une tension dans le tome 4, supérieure aux épisodes précédents. Un tournant?

C’est vrai que tout L’Arabe du futur gravite autour du trou noir qui se trouve à la fin du tome 4. Mais j’essaie de mettre le plus d’émotions possible dans mes livres et certains lecteurs ont trouvé le premier tome très dramatique aussi. Je contrôle peu de toute façon, je me sens comme un aubergiste à l’orée d’une forêt. Les livres sortent et frappent à ma porte, j’ouvre et je les écoute.

Comment votre famille réagit-elle à cette mise à nu publique?

L’Arabe du futur n’est pas terminé et je vais inclure les réactions de ma famille dans la suite. Le livre sera intégré à l’histoire comme une mise en abyme. Et je ne vous en dirai pas plus!

«L’Arabe du futur» est-il traduit en arabe?

Non, mais il est très lu au Moyen-Orient, en français et en anglais. Il existe peu de maisons d’édition dans le monde arabe. J’ai reçu quelques propositio­ns mais elles ne s’engageaien­t que pour le premier volume or c’est une histoire complète. Je le reproposer­ai quand tous les tomes seront sortis.

Combien y en aura-t-il a priori? Jusqu’où comptez-vous aller?

Je ne vous le dirai pas non plus!

Dans ce quatrième tome, le rouge et le bleu dominent. Pour quelle raison?

En me remémorant mon passé, je me suis rendu compte que dans mes souvenirs, chaque pays avait une couleur dominante. En Libye, le jaune du soleil et du sable. En Syrie, le rose de la terre du village. En Bretagne, le bleu-gris des nuages et de la mer. Comme il y a beaucoup d’allers-retours dans les livres, cela permet de distinguer. Le lecteur s’habitue au jaune et d’un coup il passe au bleu, cela suscite un petit choc. Manière d’évoquer le dépaysemen­t et le déracineme­nt. Et comme l’histoire parle de nationalis­me, je me suis autorisé à ajouter les couleurs du drapeau pour chaque pays.

Que vous reste-t-il de ces deux cultures?

Dans ma recherche de loyauté à deux identités différente­s, j’ai finalement opté pour en construire une troisième. Je me sens avant tout auteur, écrivain, dessinateu­r. Mais j’ai sans doute gardé de la Syrie son sens de l’humour un peu désespéré, son autodérisi­on. Et j’adore la France pour la liberté qu’elle m’offre; c’est le seul pays où je peux commencer un livre et le mener exactement comme je l’entends. La culture de la BD et du roman graphique y est inégalée, il n’existe pas cette tradition ailleurs.

Avez-vous gardé des liens avec la Syrie?

Cela figurera dans la suite du livre. Je connais extrêmemen­t bien mon village mais pas le reste du pays. Je suis l’actualité comme tout le monde, cela ne va pas au-delà.

Comment avez-vous vécu l'attaque contre «Charlie Hebdo», vous qui y avez longtemps travaillé? J’ai quitté

Charlie quelques mois avant les attentats car La vie secrète des

jeunes me déprimait. Ce que je voyais dans la rue, pour m’inspirer, était de plus en plus glauque. Même si je n’allais plus physiqueme­nt à la rédaction depuis quatre ou cinq ans – j’envoyais mes dessins –, Charlie a été un endroit capital pour les dessinateu­rs français, un lieu de passage et d’apprentiss­age. Cabu était mon idole, c’est avec lui, au Club Dorothée, que j’ai appris à dessiner. Regardez [Riad Sattouf prend une feuille et montre les petites fumées sortant de la tête d’un personnage pour montrer qu’il réfléchit, ndlr]. Je l’utilise encore aujourd’hui dans mes BD!

Pourquoi l'enfance et l'adolescenc­e sont-elles votre source d'inspiratio­n?

Peut-être parce que j’aime bien l’innocence, la liberté de point de vue et de pouvoir se construire propres à cet âge. Tous les sentiments sont nouveaux, forts, primitifs. Et puis tout le monde a été un enfant et s’en rappelle avec passion, dégoût ou nostalgie.

Avec Esther, c'est une fille qui entre dans votre univers.

J’en avais marre des jeunes se tapant dessus. Des amis sont venus dîner avec leur fille et elle m’a raconté ses histoires d’école, comment elle voyait les autres, etc. J’ai trouvé cela oxygénant. Cela me permettait de donner son point de vue et non le mien. Lorsque je lui ai fait part de mon idée, elle a accepté mais s’en fichait un peu; cela m’a rassuré parce que comme ça, elle ne serait pas obligée d’inventer des trucs pour faire son intéressan­te. C’est en effet un univers que je ne connais pas, j’ai été élevé avec des garçons. J’étais curieux de voir ce qu’elle allait me raconter sur la place des femmes, ce que c’est que de grandir quand on est une fille…

La place des femmes est une question centrale de «L'Arabe du futur», avec votre maman qui refuse notamment de suivre son mari en Arabie saoudite.

L’égalité hommesfemm­es est un passage obligé de l’humanité. Nous devons le réussir et la place pour le faire est l’Europe. Ce défi rejoint celui des droits des minorités, sexuelles, ethniques… C’est important dans tous mes livres: la fabrique des garçons, la place des mères. Pourquoi l’homme est-il au pouvoir partout et peine-t-il tant à laisser de la place aux femmes? On voit bien que les pays les plus développés sont ceux qui ont ouvert le pouvoir aux femmes. C’est hyper-bizarre de se passer de la moitié de l’humanité.

Comment travaillez-vous avec Esther?

Je la vois quelquefoi­s mais on s’envoie surtout des e-mails et des SMS. Je compte faire un volume par an jusqu’à ses 18 ans.

Le passage au dessin animé était-il une évidence, vous qui avez été formé aux Gobelins?

Pas vraiment. Je suis un maniaque avec mes livres, je contrôle tout, le dessin, les couleurs, la maquette, le papier. Là aussi, je voulais tout diriger, j’ai réalisé tous les épisodes et même fait des voix. Cela m’a pris beaucoup de temps.

On verra plus tard, je veux terminer

Quid du cinéma? L’Arabe du futur. Entre L'Associatio­n et Allary, vous semblez vous tenir hors des grands circuits de diffusion.

J’ai travaillé pour de grands éditeurs mais j’avais de la peine quand je voyais que ma BD sortait en même temps que 20 autres. Comment les forces de la maison pouvaient-elles se concentrer sur mon travail? Je n’aime pas faire partie d’une écurie car je sais que je ne gagnerai pas la compétitio­n. Allary est un éditeur totalement indépendan­t et je lui ai demandé d’être son seul auteur BD.

Vous avez racheté les droits de «Ma circoncisi­on» et avez retiré l'ouvrage de la vente. Pourquoi?

Parce que l’histoire est reprise dans le tome 3 de L’Arabe du futur et je ne voulais pas que les lecteurs du tome 1 trouvent la suite dans Ma circoncisi­on.

Vous semblez être dans le contrôle permanent.

Oui, j’ai un problème psy! Au moins, en étant ainsi, je suis le seul responsabl­e en cas de problème. Le livre est pour moi quelque chose de sacré, je les veux beaux, solides, irréprocha­bles.

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 ?? (COLLECTION PRIVÉE) ?? «Mes lecteurs me demandent souvent si j’étais vraiment blond quand j’étais petit… Voilà la réponse!»
(COLLECTION PRIVÉE) «Mes lecteurs me demandent souvent si j’étais vraiment blond quand j’étais petit… Voilà la réponse!»
 ?? (COLLECTION PRIVÉE) ?? Film «Les beaux gosses», 2009. «J'avais fait des dessins très précis pour les costumes des héros. Je voulais vraiment que les acteurs ne soient pas trop «beaux», comme c'est souvent le cas dans des films qui mettent en scène des jeunes. Vincent Lacoste m'en veut encore un peu pour sa coiffure dans le film!»
(COLLECTION PRIVÉE) Film «Les beaux gosses», 2009. «J'avais fait des dessins très précis pour les costumes des héros. Je voulais vraiment que les acteurs ne soient pas trop «beaux», comme c'est souvent le cas dans des films qui mettent en scène des jeunes. Vincent Lacoste m'en veut encore un peu pour sa coiffure dans le film!»
 ?? (COLLECTION PRIVÉE) ?? Dessin original, Gobelins, 1998-2000.«Quand [la série de BD] Petit Verglas s'est terminée, j'ai écrit tout un scénario de science-fiction, qui s'appelait Les aventures de Cosmo et qui racontait les péripéties d'un jeune garçon sur des planètes lointaines… Ce dessin illustre l'univers du livre, qui a été refusé partout!»
(COLLECTION PRIVÉE) Dessin original, Gobelins, 1998-2000.«Quand [la série de BD] Petit Verglas s'est terminée, j'ai écrit tout un scénario de science-fiction, qui s'appelait Les aventures de Cosmo et qui racontait les péripéties d'un jeune garçon sur des planètes lointaines… Ce dessin illustre l'univers du livre, qui a été refusé partout!»

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