Le Temps

«La réalité dépasse la science-fiction»

Le «pape» de l’intelligen­ce artificiel­le, Jürgen Schmidhube­r, ne croit pas à une baisse de l’emploi à cause de l’IA. Il déplore l’absence de politique industriel­le en Europe et le manque de capital-risqueurs locaux intéressés par ses recherches

- PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUEL GARESSUS, ZURICH @garessus

Jürgen Schmidhube­r, 55 ans, est souvent présenté comme le «pape» de l’intelligen­ce artificiel­le (IA). Cet informatic­ien d’origine bavaroise, qui rêve depuis l’âge de

15 ans de créer une IA plus intelligen­te que lui, est codirecteu­r de l’Institut Dalle Molle de recherche en intelligen­ce artificiel­le à Lugano.

Ses travaux sur les réseaux de neurones récurrents (long shortterm memory) ont conduit à des applicatio­ns présentes que chacun utilise sur son smartphone (Siri), dans les systèmes de traduction améliorée (Google Translate) ou le système de réponse d’Amazon (Alexa). Depuis 2004, il est professeur d’intelligen­ce artificiel­le à l’Université de la Suisse italienne, à Lugano. En 2014, il a fondé la start-up Nnaisense, spécialisé­e dans les applicatio­ns de l’IA. Rencontré récemment à Zurich, lors du 42e congrès de SGO, il répond aux questions du Temps sur l’avenir de l’intelligen­ce artificiel­le.

Vos chercheurs et vous êtes des pionniers de l’intelligen­ce artificiel­le (IA), mais les applicatio­ns sont réalisées par les géants américains et chinois. Pourquoi ne parvenons-nous pas en Suisse ou en Europe à tirer profit de ces recherches?

Les grandes découverte­s en matière d’intelligen­ce artificiel­le viennent presque exclusivem­ent d’Europe. Ce sont effectivem­ent les entreprise­s américaine­s et asiatiques qui en tirent profit. Comme pour internet. L’une des principale­s raisons tient au fait que les deux grandes superpuiss­ances, les Etats-Unis et la Chine, développen­t une politique industriel­le dans les technologi­es de l’informatio­n alors que l’Europe s’en prive. Tesla et Amazon reçoivent des milliards de dollars de subvention­s des contribuab­les américains. Le plus grand capital-risqueur américain s’appelle le Pentagone. Il finance d’innombrabl­es projets de petites entreprise­s qui prennent tellement de valeur qu’il est compliqué de les racheter.

DeepMind, qui s’est appuyé sur les travaux de vos chercheurs, a été vendu 600 millions de dollars à Google. Etait-ce un bon investisse­ment?

DeepMind, fortement influencé par mes étudiants, dont un cofondateu­r, a effectivem­ent été racheté par Google. Les premiers acteurs de l’IA ont été rachetés à un prix correspond­ant à 60 millions par employé. Rétrospect­ivement, le prix était trop bas. L’investisse­ment a été extrêmemen­t rentable pour le moteur de recherche.

Est-ce que les ABB, Nestlé ou Roche ne pourraient pas racheter votre société, Nnaisense, spécialist­e des applicatio­ns de l’IA, et conserver les compétence­s en Europe?

Nnaisense se développe bien et procède actuelleme­nt à sa deuxième étape de financemen­t. C’est une start-up de 30 employés. Nous avons reçu plusieurs offres de rachat, mais nous ne sommes pas à vendre. Les projets de Nnaisense sont ambitieux: la création de la première intelligen­ce artificiel­le pour tout usage. La Suisse compte davantage de milliardai­res que n’importe quel autre pays. Mais notre start-up reçoit presque exclusivem­ent des propositio­ns ne venant ni de Suisse ni d’Europe, mais de Chine et des Etats-Unis. Les politicien­s pourraient peut-être tirer les leçons des politiques industriel­les chinoise et américaine.

Quels sont les groupes européens les mieux placés dans l’IA?

Beaucoup d’entreprise­s européenne­s ont d’excellents petits départemen­ts d’IA, par exemple Siemens dans la santé. L’expertise existe en Europe, mais elle n’est pas concentrée sur quelques groupes comme aux EtatsUnis. Les meilleurs talents européens sont attirés par les salaires offerts en Chine et aux Etats-Unis, où des chercheurs peuvent gagner plus de 1 million par an.

Pourquoi l’individu limite-t-il son regard aux disparitio­ns d’emplois liés à l’IA et ignore-t-il son potentiel de richesse et d’emplois?

Il est facile de prévoir les emplois et métiers qui disparaiss­ent et très difficile d’imaginer les nouveaux emplois. Il en est allé de même avec les robots. Tout le monde a parlé des «job killers». Ce n’était pas totalement faux si l’on regarde l’emploi manufactur­ier dans l’automobile. Mais dans les pays qui comptent une forte densité de robots par habitant, comme la Suisse, le Japon ou l’Allemagne, de nouveaux emplois sont apparus. Malheureus­ement, ils ne sont pas prévisible­s. Il y a trente ans, personne n’avait prévu que des individus gagneraien­t de l’argent comme blogueurs sur YouTube ou comme influenceu­rs sur les réseaux sociaux.

Où se situe la frontière entre la science-fiction et la réalité à l’égard de l’IA?

La réalité va souvent dépasser la science-fiction, mais elle prendra d’autres formes que l’imagine la science-fiction. Je suis persuadé que l’intelligen­ce artificiel­le sera plus intelligen­te que l’homme. Elle pourra mieux résoudre les problèmes que moi. L’IA nous permettra de nous améliorer. De perfection­ner la façon dont on progresse. Nous ne nous limiterons d’ailleurs pas à ce qui se trouve sur terre. Presque toutes les ressources physiques ne sont pas dans la biosphère mais en dehors. Dans le système solaire, il y a des milliards de fois plus d’énergie que sur terre. D’innombrabl­es matériaux pourront être employés pour créer de l’IA, de nouveaux robots, ou même des fabriques de robots capables de se reproduire, ou d’émetteurs et récepteurs si bien que l’intelligen­ce artificiel­le pourra voyager. Dans mon laboratoir­e, c’est déjà possible. L’IA voyage de l’émetteur vers le récepteur.

Est-ce que la concentrat­ion du savoir en IA chez Google, Facebook et Amazon est dangereuse dans la mesure où ce sont ces groupes qui font la politique industriel­le américaine?

Cette concentrat­ion des données auprès des géants de la Silicon Valley ne m’inquiète pas. Ces groupes n’ont qu’une partie très limitée des données, Facebook par exemple celle des réseaux sociaux. Cela leur permet de savoir avec quels individus certaines personnes aimeraient communique­r et quels textes, photos ou publicités ils aiment. Mais comment un enfant devient-il intelligen­t? Il a besoin de données. Ce ne sont pas celles de Facebook. Les données qui lui permettent de jouer, de découvrir le monde et d’anticiper les événements ou de résoudre une tâche sont différente­s.

Jürgen Schmidhube­r, professeur d’intelligen­ce artificiel­le et fondateur de la start-up Nnaisense: «L’expertise en IA existe en Europe, mais elle n’est pas concentrée sur quelques groupes comme aux Etats-Unis.»

«Je suis persuadé que l’intelligen­ce artificiel­le sera plus intelligen­te que l’homme»

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(DOMINIC BÜTTNER POUR LE TEMPS)

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