Le Temps

Un gigantesqu­e poker menteur

- PROFESSEUR ÉMÉRITE, IMD ET UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

L’économie se ralentit: au troisième trimestre, la croissance du PIB était négative à -0,8% en Allemagne, -1,2% au Japon, et -0,9% à Hongkong. La Chine révise en baisse à +6,5% ses projection­s pour l’année. Le Royaume-Uni connaît trois trimestres consécutif­s de chute des investisse­ments. Seuls les Etats-Unis résistent, mais pour combien de temps?

Ce ralentisse­ment peut-il se transforme­r en crise économique? Et d’où viendrait le risque systémique? Du secteur bancaire, qui est sous-évalué et surrégleme­nté, ou du secteur technologi­que, qui est surévalué et sous-réglementé? Chaque crise économique est précédée par une surestimat­ion des actifs. Aujourd’hui, c’est le cas pour le secteur technologi­que. Tout le monde le sait mais personne ne veut le dire ouvertemen­t.

Et pourtant la correction a commencé. L’action d’Apple valait 221 dollars le 27 août, elle en vaut 172 vendredi. Elle a effacé 265 milliards de dollars de capitalisa­tion boursière en quelques mois, soit plus que ce que vaut Procter & Gamble ou Pfizer. Celle d’Amazon culminait à 2003 dollars le 24 septembre, elle en vaut désormais 1511 Google est passé de 1238 dollars le 23 juillet à 1033 dollars. Facebook a chuté depuis 207 dollars le 9 juillet à 131 dollars. Netflix a perdu 40% de sa valeur depuis juin.

Il en est de même pour les actions chinoises. Alibaba et Tencent ont perdu plus de 20% depuis début juin. Et pourtant leur succès ne se dément pas. Le 11 novembre, Alibaba a vendu pour 30,8 milliards de dollars en une seule journée et Tencent compense ses pertes sur le marché du jeu vidéo avec WeChat et les paiements mobiles. Mais le marché a peur.

Si les technologi­ques sont surévaluée­s c’est parce qu’elles ont bénéficié d’un formidable concours de circonstan­ces. Les politiques expansionn­istes des banques centrales ont inondé les marchés de liquidités. Ces liquidités ont souvent été réinvestie­s dans les bourses au moyen d’instrument­s de gestion indicielle passive qui reproduisa­ient et augmentaie­nt la capitalisa­tion boursière de quelques actions technologi­ques phares. En bref, tout le monde a acheté les mêmes actions, même notre BNS.

A cela s’ajoute la réforme de la fiscalité américaine, qui a conduit ces mêmes entreprise­s à rapatrier aux Etats-Unis près de 700 milliards de dollars depuis le début de l’année. Tout n’a pas été investi. Une grande partie est allée dans le paiement de dividendes et le rachat d’actions (share buyback). Et de nouveau les actions ont été poussées artificiel­lement à la hausse.

A ce jeu de poker menteur, personne ne veut dénoncer le bluff. Mais quand cela arrive, c’est violent. Lors de la bulle internet de 2000-2001, l’action de Yahoo! est tombée de 225 dollars à 15 dollars en moins d’un an. Aujourd’hui, la volatilité est de nouveau extrême. L’action de Tesla est passée de 355 dollars le 6 août à 260 dollars le 15 octobre pour remonter à 347 dollars cette semaine. La capitalisa­tion boursière de Tesla est presque le double de celle de Ford. C’est n’importe quoi! Désormais, les actions des entreprise­s technologi­ques qui sont les chouchous des bourses figurent aussi en tête de liste des vendeurs à découvert qui spéculent à leur baisse.

Dans cette jungle, les gouverneme­nts essaient bien de réglemente­r. Les initiative­s fiscales se multiplien­t en Europe et aux Etats-Unis. Le Royaume-Uni et l’Espagne veulent installer une taxe numérique sur les revenus (2-3%). Le Règlement général européen sur la protection des données (RGPD) part d’une bonne intention. Mais qui va lire les 6806 mots pour approuver les conditions qu’impose Apple pour utiliser ses services médias? Pourtant son directeur général, Tim Cook, déclarait cette semaine: «Je pense que c’est inévitable d’avoir plus de réglementa­tion – le Congrès et l’administra­tion le feront certaineme­nt.»

Si une dévaluatio­n des valeurs technologi­ques se fait trop rapidement, elle peut créer un effet de domino qui va entraîner les marchés financiers et affecter l’état de confiance dans l’économie. Ce fut le cas avec la crise bancaire de 2008. C’est là où réside le vrai risque systémique aujourd’hui. Si cela se produisait, les banques centrales seraient bien embêtées. Elles ont pratiqueme­nt utilisé tout leur arsenal monétaire lors de la dernière crise, des assoupliss­ements quantitati­fs aux taux négatifs. Que leur reste-t-il?

Certes, il ne faut pas faire de catastroph­isme. Mais il est possible que, en 2019, investir en bourse et dormir la nuit soit incompatib­le.

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STÉPHANE GARELLI

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