«C’est un artiste qui cultive la lenteur»
Entretien avec Raphaël Bouvier, conservateur et commissaire de l’exposition
L’exposition se construit autour de l’idée de l’incarnation par Balthus d’une «modernité autre». Qu’en est-il précisément de son lien aux avantgardes historiques?
Balthus se voit comme un «non-moderne», c’est une image qu’il s’est lui-même donnée. On voit à sa manière de peindre qu’il se considère dans une forme d’opposition aux tendances de l’avant-garde. C’est un artiste qui cultive la lenteur, la patience, pas la vitesse ou l’accélération. Mais il entretient aussi des rapports plus ou moins évidents à certains mouvements d’avant-garde. La dimension inquiétante, l’intérêt pour l’érotisme, la dimension sombre de l’existence peuvent, par exemple, être mis en rapport avec le surréalisme. Il y a également des liens avec la Nouvelle Objectivité, basée explicitement sur la figuration.
Balthus n’est donc pas une figure solitaire?
Ce qui le caractérise, c’est qu’il se réfère explicitement à la tradition. Ses idéaux sont les anciens maîtres de la tradition italienne, comme Piero della Francesca, puis les Français comme Poussin, Courbet, ou Cézanne, qui a aussi d’ailleurs été une référence essentielle pour les cubistes. Balthus est une figure solitaire, mais jusqu’à un certain point seulement. Il a également des liens amicaux avec certains artistes d’avant-garde, notamment une amitié très étroite avec Giacometti. Leur échange se situe à un niveau intellectuel, plus que visuel. De même avec Picasso, qui a d’ailleurs acheté une de ses oeuvres majeures dans les années 1940, Les enfants Blanchard, et qui s’intéressait bien sûr aussi à a tradition de l’art. Il n’est donc pas coupé de ses contemporains.
Son parcours a quelque chose de légendaire. Il publie son premier livre illustré à 12 ans à peine, avec une préface de Rilke. Quelle est sa formation?
Il grandit dans un contexte artistique, avec un père historien de l’art et une mère artiste peintre, qui tient un salon. Il est entouré par des artistes et littéraires comme Pierre Bonnard ou Rainer Maria Rilke. Mais bien qu’il se soit largement référé aux anciens maîtres, il a un parcours non académique. Il est un autodidacte, qui va au Louvre faire des copies.
Son oeuvre est systématiquement associée à des scandales. En 2017, une pétition lancée par une visiteuse du MET de New York a eu un fort retentissement médiatique. Comment la Fondation Beyeler a-t-elle abordé la dimension polémique indéniable de cette oeuvre?
Nous n’avons pas ignoré cette polémique, nous l’avons au contraire observée avec attention. Nous sommes bien sûr tout à fait contre le projet initial de la pétition, qui demandait le décrochage de l’oeuvre Thérèse rêvant [qui fait partie de l’exposition de la Fondation Beyeler], car la censure est à l’opposé de ce que nous défendons. Mais la discussion est intéressante, de même que la mise en question de certaines conventions visuelles. Nous étions donc préparés à des réactions véhémentes. Finalement, le public est très bienveillant et les réactions a priori très positives. Or les expositions de Balthus sont plutôt rares, il est peu représenté dans les collections publiques et le public a une idée vague de son travail. Il était donc d’autant plus important d’organiser cet accrochage, afin de donner une image plus complète de son oeuvre.
Pourquoi ne pas avoir montré les polaroïds, qui sont certainement ses productions les plus sulfureuses?
D’abord parce qu’ils ont un statut d’oeuvres préparatoires. Balthus les envisagea comme une méthode artistique, destinée à remplacer le dessin et les esquisses, à partir du moment où il ne fut plus en mesure d’en faire. Et nous voulions dès le début nous concentrer sur la peinture où s’exprime la quintessence de son travail artistique. Aussi, comme la Fondation Beyeler est éclairée par la lumière du jour, il aurait fallu fermer les toits en verre pour exposer ces oeuvres, par nature très sensibles à la lumière. Nous voulions aussi éviter cela. La position de Balthus à propos de la nature problématique des sujets qu’il peint ne va pas sans une certaine ambiguïté. Il semble tantôt assumer, tantôt rejeter leur dimension érotique… Il faut se souvenir qu’il a vécu longtemps, de sorte que ce qu’il dit dans les années 1930 peut être différent des propos qu’il tient quand il a plus de 70 ans. Dans sa correspondance des années 1930 avec Antoinette de Watteville, sa première femme, il écrit que sa première exposition à Galerie Pierre à Paris en 1934 a été conçue pour créer un scandale, attirer l’attention, à travers les sujets érotiques. Mais par la suite, il a en effet plutôt nié l’importance de cette dimension.
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