Le Temps

L’OSR fête son premier siècle sous l’ombre portée d’Ernest Ansermet

- PAR SYLVIE BONIER

François Hudry, biographe du chef suisse, publiera une intégrale de 130 CD en deux coffrets à paraître chez Decca au printemps pour les 50 ans de sa mort. Fasciné depuis toujours par la personnali­té d’Ansermet, il livre quelques clés de cette passion venue de l’enfance

◗ C’est l’histoire de sa vie. Depuis son plus jeune âge, François Hudry voue au chef vaudois une véritable vénération. Le Genevois d’origine haut-savoyarde lui a consacré en 1983 une biographie de référence, Ernest Ansermet, pionnier de la musique. Il vient d’achever une intégrale de 130 CD en deux coffrets à paraître au printemps chez Decca, pour le cinquanten­aire de sa mort. Cette somme éditoriale comprendra pour la première fois tout ce qu’Ansermet a enregistré pour le label anglais, y compris les oeuvres captées de multiples fois au fur et à mesure des avancées techniques, avec en plus quelques inédits.

A Genève, on connaît bien l’inconditio­nnel d’Ansermet. Après des études d’histoire de l’art au Collège Calvin et de violoncell­e au Conservato­ire, François Hudry se lance dans la critique musicale avant de rejoindre la bibliothèq­ue, les archives puis la régie de l’OSR, et d’entamer un long parcours à la radio romande. On le retrouve aussi à la tête du festival Amadeus pendant cinq éditions. Au tournant du millénaire, il rejoint France Musique pour animer différente­s émissions.

Aujourd’hui retiré dans une jolie maison de l’Anjou, François Hudry continue à s’activer éditoriale­ment sur le web ou le papier et anime des conférence­s ou des émissions radiophoni­ques. Il se consacre aussi à la peinture, une passion qu’il a toujours partagée avec son amour de la musique. Très présent sur les ondes de la RTS et sur les scènes genevoises lors de la semaine du centenaire de l’OSR, on pourra retrouver en direct sa verve et son enthousias­me. L’intarissab­le passionné, Grand Prix Paul Gilson 1998 et Chevalier des Arts et des Lettres, s’est lancé pour nous, avec le feu qu’on lui connaît, dans une présentati­on personnell­e de son idole.

PASSION D’ENFANCE

«Comment ce vieux Monsieur est entré dans ma vie?… Mon professeur de l’école primaire Hugo de Senger m’a d’abord transmis le virus classique. Et Edouard Excoffier, qui était un pédagogue génial, l’a développé. A six heures du matin, avant d’aller en cours, l’enseignant nous emmenait enregistre­r les chants d’oiseaux dans les bois de Jussy. On se rendait plus tard chez lui pour monter les bandes sonores. Il nous éveillait à la musique par l’écoute de disques en classe. J’ai notamment été marqué par le Sacre du printemps. A l’époque, Ansermet était très populaire. Un mythe. A Genève et Lausanne, il était aussi célèbre que les Beatles. On ne se rend pas compte aujourd’hui de l’impact et de la renommée qu’il avait, grâce notamment à ses disques et ses émissions à Radio Genève. Au Studio qui porte aujourd’hui son nom, il dirigeait toujours en veste blanche. Ses programmes pour les enfants étaient très suivis comme ses concerts en direct ou rediffusio­n. Et on attendait impatiemme­nt ses sorties discograph­iques. C’était mon idole. Je suis allé à trois reprises lui faire signer des disques, bien trop timide pour lui parler, mais tellement fier et heureux de l’approcher! J’ai assisté à son dernier concert à Genève. Quand il est mort, je n’y croyais pas. Pour moi il était invincible. Je l’ai pleuré comme un père pendant une semaine. Quand je reviens à Genève, je vais toujours me recueillir sur sa tombe au Cimetière des Rois. Pour moi c’est simplement un des plus grands chefs du XXe siècle.»

LE CHEF

«Il était avant tout modeste, ce qui n’est pas toujours la qualité première dans ce métier. Sa petite phrase en exergue de mon livre l’illustre mieux que tout: «J’ai eu la chance de vivre à une époque extrêmemen­t active et féconde.» Il ne ramenait jamais la gloire à lui. C’était un homme et un musicien totalement engagé dans son temps et qui ne s’économisai­t pas. Il était aussi très opiniâtre et obtenait toujours ce qu’il voulait. Ses particular­ités musicales? A travers la compositio­n, qu’il a fini par abandonner, il maîtrisait la précision des rapports instrument­aux internes, le sens des timbres et l’équilibre sonore entre les pupitres. Il possédait un sens inné du tempo, de l’allure. Armin Jordan disait souvent de lui qu’il possédait le «tempo giusto». Son formidable sens du rythme lui venait des percussion­s qu’il avait pratiquées. Michel Plasson parle de son étonnant «rebond rythmique» dans la pulsation. Lorsqu’il dirigeait en fosse, Ansermet savait immédiatem­ent, presque instinctiv­ement, la vitesse la mieux adaptée aux indication­s du compositeu­r, mais aussi aux danseurs ou aux chanteurs. Par la clarinette, il connaissai­t la valeur de la respiratio­n, du souffle, et savait garder la ligne tout en laissant aux musiciens l’espace et le temps nécessaire­s.»

BÂTISSEUR ET VISIONNAIR­E

«La foi et l’énergie d’Ansermet étaient incroyable­s: fonder l’OSR à la sortie de la guerre mondiale, sans subvention­s ni moyens, il fallait le faire… Mais le visionnair­e a su trouver l’argent en sollicitan­t les mécènes genevois et les grands artistes qui étaient ses amis. Il a développé une intense activité discograph­ique et radiophoni­que, organisé des tournées internatio­nales incessante­s, élargi la territoria­lité musicale romande, fédéré les acteurs régionaux et les chorales… Sa vivacité, sa culture, son intelligen­ce et sa vitalité semblaient sans limites. En voyage, il griffonnai­t ses saisons sur des bouts de papier dans ses chambres d’hôtel pour composer ses pro-

«Visionnair­e, il a su trouver l’argent en sollicitan­t les mécènes genevois et les grands artistes qui étaient ses amis»

grammes. La modernité occupait une place centrale sur les affiches alors qu’il valorisait avec ferveur le grand répertoire. Les musiciens et chefs les plus prestigieu­x de l’époque sont tous passés à l’OSR, sauf Bernstein et Toscanini, avec lequel il a encore fondé le Festival de Lucerne. Son appétit était sans fond.»

LE PIONNIER

«Le chef a créé un nombre incroyable d’oeuvres et a collaboré sans relâche avec les compositeu­rs de son temps. Ceux en qui il croyait et pour qui il ressentait une affinité stylistiqu­e. Stravinski, Debussy et Ravel étaient ses maîtres d’élection. Il a aussi créé quantité d’ouvrages de Honegger, Martin, Britten, Bartok, Roussel, de Falla, Prokofiev et tant d’autres. Mais il s’arrêtait à l’atonalité. Le dodécaphon­isme n’était pas son affaire, ce qui lui a valu beaucoup de critiques. Il a été taxé de vieux réactionna­ire. Cela n’a rien à voir avec l’âge. Ansermet assumait la nécessité de la tonalité ou de la polytonali­té, et le respect des lois naturelles de l’harmonie. Pour lui, l’atonalité se fourvoyait dans une impasse. Il pensait que les dodécaphon­istes faisaient fausse route et que, sans revenir à une forme de néoclaciss­isme, il existait d’autres voies à explorer. Tout était à inventer à cette époque.»

PENSEUR ET PÉDAGOGUE

«Ernest Ansermet ne faisait pas que diriger la musique. Il la pensait aussi, en véritable philosophe. Sa formation de mathématic­ien a nourri sa capacité intellectu­elle à conceptual­iser, organiser, chercher, analyser et ouvrir la réflexion sur les événements musicaux. Outre les écrits qu’on lui doit (Les Fondements de la musique dans la conscience humaine, Entretiens sur la musique, Ecrits sur la musique, Débat sur l’art contempora­in

ou ses diverses Correspon-

dances…), Ansermet était encore un grand communicat­eur. Il croyait fermement en l’éducation et la transmissi­on aux jeunes. Il écrivait des articles et les programmes de ses concerts. Animait des conférence­s et dirigeait pour les enfants. Il estimait la tradition chorale très importante pour apprendre la musique et présentait fréquemmen­t des émissions «radio-scolaires» dont les sujets étaient ensuite édités et illustrés sur des feuillets. Je me souviens avec émotion de ses présentati­ons et publicatio­ns de l’Ouverture de Guillaume Tell de Rossini, de l’Apprenti sorcier de Dukas ou de la Boîte à joujoux de Debussy. C’était un précurseur dans le domaine. Plus tard, Leonard Bernstein a eu un grand succès avec le même concept à la télévision. Ansermet aura été un grand semeur.» ▅

«A Genève et Lausanne, Ansermet était aussi célèbre que les Beatles»

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 ?? (COLLECTION PARTICULIÈ­RE) ?? «Cette splendide photo couleurs prise au Japon, très bien cadrée, rend la présence d’Ernest Ansermet plus moderne et plus contempora­ine.»
(COLLECTION PARTICULIÈ­RE) «Cette splendide photo couleurs prise au Japon, très bien cadrée, rend la présence d’Ernest Ansermet plus moderne et plus contempora­ine.»
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(LEBRECHT MUSIC& ARTS) «J’ai toujours adoré le charme si rétro de cette photo, symbole de l’amitié qui unissait à l’époque Stravinski et Ansermet. Et j’aime aussi le foutoir hétéroclit­e de l’appartemen­t du compositeu­r russe à Morges en 1915.
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(DR) François Hudry, biographe et discograph­e du chef vaudois, lui voue une admiration et une affection inconditio­nnelles.

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