VOTER SUR LES «JUGES ÉTRANGERS», UARI OSÉ TYPIQUEMENT HELVÉTIQUE
A la veille du scrutin appelant le peuple suisse à se prononcer sur l’initiative de l’UDC, la relecture du «Nomos de la Terre», de Carl Schmitt, invite à repenser les origines du droit dans un contexte national et supranational
Peut-on déjà parler au passé de l’initiative sur les «juges étrangers»? A lire les derniers sondages, les dés sont jetés: le non devrait largement l’emporter. Mais les pronostics trop sûrs d’eux-mêmes sont risqués dans ce genre de cas, tant la matière est sensible. Car cette votation pas comme les autres est d’abord le symptôme d’un malaise diffus devant la crise des nations dans le monde globalisé et ses conséquences sur l’exercice de la démocratie. En donnant la possibilité aux électeurs de se prononcer, elle offre peut-être aussi une recette secrète pour le dépasser.
LE MYTHE DE LA SOUVERAINETÉ ABSOLUE
La Suisse associe deux grands particularismes: sa position de petit pays plurilingue à l’intersection des Etats-nations européens et sa pratique de la démocratie directe. Comment maintenir cette souveraineté politique à l’heure du triomphe des échanges internationaux? En relayant la question, l’initiative de l’UDC renoue avec une histoire plus vaste, montrant ainsi «L’idée d’une économie mondiale libre n’impliquait pas seulement le dépassement des frontières politiques des Etats. Elle comportait aussi comme présupposé essentiel un standard de la constitution interne de chacun des membres de cet ordre juridique international […]»
que celle-ci est loin d’être conclue, en dépit des apparences.
Commençons par lever toute équivoque: invoquer une souveraineté absolue, c’est recourir au mythe, ce qu’on peut faire pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Les nations européennes n’ont jamais cessé de s’inscrire conceptuellement et juridiquement dans un espace plus vaste, dont l’évolution contrastée fait leur histoire, jusqu’à aujourd’hui. Carl Schmitt y a consacré son oeuvre-testament, Le nomos de la Terre (1950), dans laquelle il synthétise notamment ses observations sur la situation européenne de la première moitié du XXe siècle (en éludant significativement la période nazie, où lui-même joua un rôle trouble).
Contre les abstractions juridiques, Schmitt affirme que le droit s’enracine dans un ordre spatial concret. C’est le sens originaire du mot «nomos», qui désigne la «loi» en grec ancien. Cet ordre définit ce qu’on a longtemps appelé le «droit des gens» – on parlerait aujourd’hui de droit international public – qui régit les relations entre peuples ou entre Etats. Ce fut la «République chrétienne» au Moyen Age, puis le jus
publicum europaeum né après les guerres de Religion, qui imposa la prééminence de l’Etat. Le second restera en vigueur jusqu’à la fin du XIXe siècle et permettra aux différents pays européens de s’affirmer au sein d’un ordre mondial qu’ils ont eux-mêmes défini. Il prendra fin avec la libéralisation des échanges et la perte d’influence progressive de l’Europe au profit d’autres nations, en particulier des Etats-Unis. L’ancien
«nomos de la Terre» se dissoudra alors sous les coups d’un internationalisme qui trouve sa consécration à la création de la Société des Nations en 1919.
DÉSÉQUILIBRES GÉOPOLITIQUES
Mais pour Schmitt, cet internationalisme professé désormais partout sert en réalité de façade aux déséquilibres géopolitiques et aux appétits de pouvoir des nations les plus fortes, aucun ordre véritable n’étant venu remplacer le précédent. On en est donc plus ou moins toujours là, après ces «parenthèses» successives que furent la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide.
Nation un peu à part au milieu des autres, la Suisse montre l’exemple en tentant de redéfinir dans son coin un nouveau
nomos pour aujourd’hui: soit un espace où concilier souveraineté nationale et exigences démocratiques d’un côté, valeurs universelles et ordre global de l’autre, à l’abri des rapports de force. Pari impossible?