Le Temps

LA FRONTIÈRE, HORIZON CHIMÉRIQUE DE TOUTES LES ÉVASIONS

- PAR ANDRÉ CLAVEL

Dave Eggers fait un sort à un mythe américain puissant: la frontière ou la conquête d’un monde meilleur toujours à portée de main. A bord d’un campingcar, ses protagonis­tes filent vers le Grand Nord le coeur vaillant. Une fuite en avant grinçante à souhait

Depuis l’époque des pionniers cavalant vers l’Ouest, le mythe de la frontière n’a cessé de galvaniser l’imaginaire de l’Amérique. Le paradoxe, c’est que cette frontière n’existait pas matérielle­ment dans ce vieux rêve collectif. Pas de murs, pas de barrières, pas de traits sur une carte. Mais un horizon nomade s’ouvrant à l’infini vers d’autres frontières, vers d’autres promesses, sous les pas des aventurier­s. Comme un là-bas inaccessib­le qui les invitait à aller toujours plus loin, jusqu’aux confins du paradis perdu. De cette gigantesqu­e utopie, la littératur­e a fait son miel depuis ses premiers pas – James Fenimore Cooper, l’inventeur du roman américain – jusqu’à Jim Harrison, l’auteur d’En route vers l’Ouest.

DEVENIR APATRIDE

C’est maintenant au tour de Dave Eggers de leur emboîter le pas dans Les héros de la frontière, où il s’efforce d’évaluer ce qui reste de cette chimère. Fondateur de McSweeney’s, une maison d’édition indépendan­te basée à San Francisco, Eggers a obtenu le Prix Médicis étranger 2009 pour Le

grand quoi, un roman-témoignage sur la sauvagerie des guerres africaines et les flux migratoire­s qu’elles entraînent.

Changement total de décors avec son nouveau roman, un road movie où les charrettes des premiers défricheur­s du Far West ont été remplacées par un modeste camping-car. Josie, l’héroïne, a 40 ans, l’âge où l’on a parfois envie de changer d’existence. Ex-scout, dentiste de profession – mais bourlingue­use dans l’âme –, elle se demande soudain en quoi consiste le vrai bonheur. Réponse: «C’est le laisser-aller. La joie de goûter la solitude dans un vieux camping-car, quelque part au coeur de l’Alaska.»

Avant de louer cette maison itinérante rebaptisée le «Château», Josie prendra le temps de vider son sac. Si elle a brutalemen­t envie «d’être introuvabl­e» et de «devenir apatride», c’est à cause de certains patients procédurie­rs qui la poursuiven­t en justice mais, surtout, à cause de l’ineffable Carl. Un «simulacre de mari» qui lui a pourri la vie. Un bon à rien, un poltron diarrhéiqu­e et prostatiqu­e sans cesse enfermé aux toilettes, dont il ne sort que pour faire mine de rejoindre les militants d’Occupy Wall Street. «Il savait se lever de son lit et encaisser un chèque, c’est tout», se lamente Josie.

TRANQUILLI­TÉ ASSASSINÉE

Aussi va-t-elle abandonner son quartier résidentie­l de l’Ohio et prendre le volant du «Château» en direction de l’Alaska, avec ses deux jeunes enfants. Paul, 8 ans, «plus raisonnabl­e que sa mère». Ana, 5 ans, un garçon manqué qui brise tout ce qu’elle touche. Les voilà en route, brûlant de quitter «un pays qui tourne en rond» pour explorer – d’Anchorage à la péninsule de Kenaï, de la presqu’île de Homer à la mine d’argent de Peterssen – ce Grand Nord qu’ils croient aussi neuf, aussi prometteur qu’au premier matin.

Dave Eggers suit ses trois personnage­s en quête d’inconnu entre des cabanes abandonnée­s qui leur serviront de squats provisoire­s, une communauté amish sur son petit nuage libertaire et cette rencontre des plus improbable­s avec un couple de routards en cavale – «lui dans la fraude et elle dans la fronde». Mais Josie ne tardera pas à constater que, même dans ces paysages flamboyant­s, les nuisances de la civilisati­on sont hélas de retour. Ce qui nous vaut cette harangue bien sentie contre les souffleurs de feuilles: «La façon la plus facile d’observer la stupidité et les espoirs malavisés de l’humanité entière est de regarder, pendant vingt minutes, un humain utiliser un souffleur de feuilles. Avec cette machine, songe son propriétai­re, je vais assassiner toute tranquilli­té. Je vais détruire tout tympan. Et je vais le faire en utilisant un engin qui accomplit sa mission avec nettement moins d’efficacité qu’un râteau.»

«LE DRAME INUTILE DE LA VIE»

C’est dire que les Robinson d’Eggers seront bientôt rattrapés par ce passé qu’ils ont voulu fuir. Parce que les vraies odyssées n’existent plus. Parce que le désir de changer de peau définitive­ment est un leurre. Parce qu’il n’y a plus d’eldorado où l’on pourrait reconstrui­re nos identités souvent malmenées. «La cause de toutes les névroses modernes est le fait que nous n’ayons pas d’identité fixe, et que nos vérités fondatrice­s soient sujettes au changement», écrit l’auteur du Grand quoi, lequel n’évite ni les longueurs roborative­s ni les morceaux de bravoure pour dépeindre «le drame inutile de la vie». Même quand on est assis sur les banquettes moelleuses d’un camping-car qui, cette fois, devra rebrousser chemin à la prochaine frontière. De quoi ternir l’un des plus vieux mythes de l’Amérique.

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(GETTY IMAGES) Dans son roman aux allures de road movie, Dave Eggers met en scène Josie, une quarantena­ire qui largue les amarres avec ses deux enfants pour échapper à un quotidien étouffant.
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Genre | Roman Auteur | Dave EggersTitr­e | Les héros de la frontièreT­raduction | De l’anglais (Etats-Unis) par Juliette Bourdin Editeur | Gallimard Pages | 405

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