BERLIN AU COEUR DES TÉNÈBRES
Un roman reportage allemand écrit en toute hâte après la Seconde Guerre mondiale dépeint les quinze derniers jours de Berlin avant la chute en avril 1945. Une oeuvre haletante et puissante qui a mis 70 ans à nous parvenir en français
«Si la guerre est perdue, alors le peuple allemand aussi sera perdu.» Ces mots d’Hitler, recueillis dans son bunker par Albert Speer peu de temps avant la fin, résument l’obstination insensée du IIIe Reich à poursuivre une guerre perdue, entraînant le pays entier dans l’abîme. Sans cette fidélité absolue d’une majorité d’Allemands, et sans cette surenchère de violence déployée par les nazis jusqu’aux derniers jours de leur règne criminel, la Seconde Guerre mondiale aurait pu s’achever plus tôt et épargner de nombreuses vies.
Tel est le constat apocalyptique que dresse Heinz Rein dans un roman aux allures de reportage écrit à toute vitesse au lendemain de la guerre, et qui a attendu 70 ans pour être traduit en français. Berlin finale n’a pas connu les honneurs de Seul dans Berlin de Hans Fallada, roman iconique de la résistance allemande, ou
Dehors devant la porte de Wolfgang Borchert, pièce emblématique de la «littérature des ruines». Il frappe pourtant par l’exposition de la machine à broyer nazie comme par son sens du suspense qui rend sa lecture compulsive sur près de 900 pages.
UN CRI DE RÉVOLTE
Le succès initial de ce livre, paru à l’Est sous les auspices du Parti socialiste unifié d’Allemagne, appelé à diriger la RDA pendant quarante ans, pourrait laisser penser à un ouvrage de propagande communiste. Or Heinz Rein, à l’origine journaliste sportif et socialiste modéré, défend clairement l’idée d’une Allemagne pluraliste. D’ailleurs, au début des années 1950, il est en délicatesse avec la RDA et passe à l’Ouest. Il pose ses valises à Baden-Baden jusqu’à sa mort en 1991.
Qu’est-ce que Berlin finale? C’est un cri, comme le dit l’écrivain allemand Fritz J. Raddatz, qui a lui aussi connu ces heures terribles. Un cri «sans style» peutêtre, mais d’une profonde et juste révolte. Une oeuvre qui se dévore dans l’attente fébrile d’un «final» attendu, au milieu d’une mégapole éventrée, vortex de gravats et de chairs déchiquetées tandis que les avions alliés pilonnent et que les chars de l’Armée rouge avancent inexorablement vers le Reichstag.
Comment résister, en tant qu’Allemand doué de raison, alors que des officiers fanatiques inondent des tunnels remplis de femmes et d’enfants, ou pendent aux réverbères des soldats effarés, condamnés pour avoir jeté leur fusil ou caché leur uniforme? Quand n’importe qui peut dénoncer, et même exécuter un «traître»? Survivre, ici, c’est déjà résister. Il faut de la chance aussi. Joachim Lassehn, jeune pianiste enrôlé de force dans la Wehrmacht devenu déserteur, échoue ainsi par miracle dans le café de Klose, patron bourru et bon vivant. Son café abrite une poignée de résistants: le doux Dr Böttscher, le couple Wiegand, le communiste Schröter, brutal mais intègre. Complètement perdu, le jeune Lassehn prend peu à peu conscience du rôle qu’il pourrait jouer dans une résistance active.
«TOUT LE PEUPLE EST COUPABLE»
L’humanisme – vertu très dangereuse à cette époque – est ce qui réunit ces hommes et ces femmes. La mission qu’ils se donnent: abréger la guerre par le sabotage, «retourner» des officiers à la détermination chancelante, échapper aux coups de filet. Quand Lassehn parvient à abattre un SS fanatique, on jubile, mais pas lui, qui devient mélancolique, puis s’accuse d’être trop romantique et sensible. La guerre est là, mais il y a un enjeu spirituel qui la transcende.
Berlin finale est truffé de scènes à couper le souffle, mais aussi de textes de propagande – articles, bulletins radio – reproduits dans une typographie distincte qui font se hérisser d’indignation. On y trouve aussi de longues conversations sur la nature du régime hitlérien, la culpabilité du peuple allemand ou encore le travail de reconstruction titanesque à venir.
«A mon avis, affirme le bon Dr Böttscher, tout le peuple allemand – à l’exception du petit noyau des combattants clandestins – est coupable, par négligence, par ignorance, par lâcheté, par cette nonchalance typiquement allemande, mais aussi par arrogance, méchanceté, cupidité et besoin de domination.» Du fond des ténèbres, les résistants invoquent Goethe, Kant, Beethoven, comme des torches qui réchauffent et qui montrent, au loin, le chemin qu’il faudra parcourir pour se relever.