BALTHUS ET LES JEUNES FILLES
La Fondation Beyeler rend hommage au peintre français d’origine polonaise, dont l’oeuvre est sujette à controverses à cause de ses représentations ambiguës de jeunes filles en fleurs.
L’artiste est plus célèbre pour les scandales que ses expositions provoquent que pour sa peinture. En quarante tableaux, la Fondation Beyeler propose jusqu’en janvier une rétrospective dense de cette oeuvre aussi rare que mal connue
Organiser une exposition Balthus s’apparente pour toute institution artistique à un exercice à haut risque. C’est que depuis la dernière exposition qui lui a été consacrée en Suisse, il y a dix ans, le contexte a évolué. La prédilection du peintre pour des sujets érotiques franchement dérangeants — de figures féminines très, très jeunes dans des poses provocantes — passe de plus en plus difficilement auprès d’un public désormais sensibilisé au problème de la sexualisation de l’enfance, et plus généralement aux enjeux politiques de la représentation des corps féminins par les hommes.
De ce point de vue, l’exposition de la Fondation Beyeler attaque fort. Après un premier ensemble consacré à ses réalisations précoces, la seconde salle est dédiée au scandale qui inaugure la carrière du peintre, en 1934, à la Galerie Pierre de Paris. C’est notamment La leçon de guitare, exposée à l’écart, derrière un rideau, qui le fait connaître. Absente de l’exposition, cette oeuvre n’a d’ailleurs été que très rarement montrée en public; elle fut peu reproduite du vivant de l’artiste, et, fait rarissime, elle a été revendue par le MoMA quelques années après son entrée dans la prestigieuse collection américaine, sous la pression de certains trustees indignés par son contenu transgressif.
DÉBAT ET RÉFLEXION
La fondation bâloise a choisi une autre attitude: affronter sereinement les possibles polémiques que cette rétrospective pourrait générer, tout en s’opposant très fermement à l’idée de la censure. Comme l’expliquent les commissaires, il s’agit de privilégier «débat et […] réflexion sur les possibilités et les fonctions de l’art», en proposant un appareil de médiation musclé, du catalogue aux textes de salle en passant par la présence de médiateurs, prêts à répondre à toutes les questions. Un mur de commentaires a été également ouvert. Et force est de constater, à la lecture des différents messages qui y sont laissés, que les récentes polémiques entourant l’oeuvre, notamment Thérèse
rêvant (1938), semblent loin des préoccupations des visiteurs et visiteuses. Ce qu’ils et elles manifestent, c’est une admiration sans borne pour le travail pictural de l’artiste, né en 1908 et mort en 2001: «une exposition qui réchauffe le coeur et le corps», «un bonheur rare», «un regard vrai, tendre et lumineux», révélant «l’invisible», ou nous amenant à une «introspection». Certains s’in- terrogent même sur la pertinence des récentes polémiques. Seuls quelques messages semblent plus dubitatifs, soulignant la difficulté pour notre époque d’apprécier sans arrière-pensée ces images de très jeunes filles.
Par-delà ce débat qui est, on s’en doute, loin d’être clos, la rétrospective offre un panorama chronologique dense de l’oeuvre du peintre, en quarante tableaux – Balthus en a produit, au total, dans les 350. Le parcours nous emmène jusqu’aux toiles hautement décoratives des dernières années de la vie du peintre, qui reprend son activité artistique une fois qu’il quitte, après seize ans, la direction de l’Académie de France à Rome en 1977. Et on y traverse les périodes, mais aussi les genres. On découvre notamment quelques gracieux paysages, une pratique rare chez ce peintre de la figure humaine et de l’intérieur.
PASSAGE DU TEMPS
Le cerisier (1940) ou Paysage de
Champrovent (1941-43/1945) doivent d’ailleurs plus à un Poussin ou un Courbet qu’à aucune oeuvre de leur époque. C’est que la pratique de Balthus, décédé en 2001 à Rossinière, est constamment écartelée entre la dimension transgressive de ses sujets et le traditionalisme farouche avec lequel ils sont peints. Son style est ainsi bien plus marqué par les grands maîtres italiens, ou certains Français, de Degas à Seurat, que par aucune figure identifiable de l’avant-garde de l’époque. Même son surréalisme a quelque chose de distant.
Cette oeuvre, dont maints commentateurs ont souligné qu’elle portait, plus que sur l’érotisme, sur le passage du temps, a donc quelque chose de parfaitement atemporel. On ne saurait lui appliquer les grilles de lecture historiques qui prévalent par ailleurs dans ce temple de la modernité qu’est la Fondation Beyeler. Et cette association de la provocation la plus crue au goût extrême des conventions picturales aura de quoi doublement charmer, ou résolument irriter.
Son style est plus marqué par les grands maîtres italiens que par l’avantgarde