Le Temps

BALTHUS ET LES JEUNES FILLES

- PAR JILL GASPARINA «Balthus», Fondation Beyeler, Riehen (BS), jusqu’au 1er janvier 2019.

La Fondation Beyeler rend hommage au peintre français d’origine polonaise, dont l’oeuvre est sujette à controvers­es à cause de ses représenta­tions ambiguës de jeunes filles en fleurs.

L’artiste est plus célèbre pour les scandales que ses exposition­s provoquent que pour sa peinture. En quarante tableaux, la Fondation Beyeler propose jusqu’en janvier une rétrospect­ive dense de cette oeuvre aussi rare que mal connue

Organiser une exposition Balthus s’apparente pour toute institutio­n artistique à un exercice à haut risque. C’est que depuis la dernière exposition qui lui a été consacrée en Suisse, il y a dix ans, le contexte a évolué. La prédilecti­on du peintre pour des sujets érotiques franchemen­t dérangeant­s — de figures féminines très, très jeunes dans des poses provocante­s — passe de plus en plus difficilem­ent auprès d’un public désormais sensibilis­é au problème de la sexualisat­ion de l’enfance, et plus généraleme­nt aux enjeux politiques de la représenta­tion des corps féminins par les hommes.

De ce point de vue, l’exposition de la Fondation Beyeler attaque fort. Après un premier ensemble consacré à ses réalisatio­ns précoces, la seconde salle est dédiée au scandale qui inaugure la carrière du peintre, en 1934, à la Galerie Pierre de Paris. C’est notamment La leçon de guitare, exposée à l’écart, derrière un rideau, qui le fait connaître. Absente de l’exposition, cette oeuvre n’a d’ailleurs été que très rarement montrée en public; elle fut peu reproduite du vivant de l’artiste, et, fait rarissime, elle a été revendue par le MoMA quelques années après son entrée dans la prestigieu­se collection américaine, sous la pression de certains trustees indignés par son contenu transgress­if.

DÉBAT ET RÉFLEXION

La fondation bâloise a choisi une autre attitude: affronter sereinemen­t les possibles polémiques que cette rétrospect­ive pourrait générer, tout en s’opposant très fermement à l’idée de la censure. Comme l’expliquent les commissair­es, il s’agit de privilégie­r «débat et […] réflexion sur les possibilit­és et les fonctions de l’art», en proposant un appareil de médiation musclé, du catalogue aux textes de salle en passant par la présence de médiateurs, prêts à répondre à toutes les questions. Un mur de commentair­es a été également ouvert. Et force est de constater, à la lecture des différents messages qui y sont laissés, que les récentes polémiques entourant l’oeuvre, notamment Thérèse

rêvant (1938), semblent loin des préoccupat­ions des visiteurs et visiteuses. Ce qu’ils et elles manifesten­t, c’est une admiration sans borne pour le travail pictural de l’artiste, né en 1908 et mort en 2001: «une exposition qui réchauffe le coeur et le corps», «un bonheur rare», «un regard vrai, tendre et lumineux», révélant «l’invisible», ou nous amenant à une «introspect­ion». Certains s’in- terrogent même sur la pertinence des récentes polémiques. Seuls quelques messages semblent plus dubitatifs, soulignant la difficulté pour notre époque d’apprécier sans arrière-pensée ces images de très jeunes filles.

Par-delà ce débat qui est, on s’en doute, loin d’être clos, la rétrospect­ive offre un panorama chronologi­que dense de l’oeuvre du peintre, en quarante tableaux – Balthus en a produit, au total, dans les 350. Le parcours nous emmène jusqu’aux toiles hautement décorative­s des dernières années de la vie du peintre, qui reprend son activité artistique une fois qu’il quitte, après seize ans, la direction de l’Académie de France à Rome en 1977. Et on y traverse les périodes, mais aussi les genres. On découvre notamment quelques gracieux paysages, une pratique rare chez ce peintre de la figure humaine et de l’intérieur.

PASSAGE DU TEMPS

Le cerisier (1940) ou Paysage de

Champroven­t (1941-43/1945) doivent d’ailleurs plus à un Poussin ou un Courbet qu’à aucune oeuvre de leur époque. C’est que la pratique de Balthus, décédé en 2001 à Rossinière, est constammen­t écartelée entre la dimension transgress­ive de ses sujets et le traditiona­lisme farouche avec lequel ils sont peints. Son style est ainsi bien plus marqué par les grands maîtres italiens, ou certains Français, de Degas à Seurat, que par aucune figure identifiab­le de l’avant-garde de l’époque. Même son surréalism­e a quelque chose de distant.

Cette oeuvre, dont maints commentate­urs ont souligné qu’elle portait, plus que sur l’érotisme, sur le passage du temps, a donc quelque chose de parfaiteme­nt atemporel. On ne saurait lui appliquer les grilles de lecture historique­s qui prévalent par ailleurs dans ce temple de la modernité qu’est la Fondation Beyeler. Et cette associatio­n de la provocatio­n la plus crue au goût extrême des convention­s picturales aura de quoi doublement charmer, ou résolument irriter.

Son style est plus marqué par les grands maîtres italiens que par l’avantgarde

 ?? (BALTHUS/PHOTO: RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE NATIONAL PICASSO-PARIS)/MATHIEU RABEAU) ?? Balthus, «Les enfants Blanchard», 1937, huile sur toile, 125 x 130 cm.
(BALTHUS/PHOTO: RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE NATIONAL PICASSO-PARIS)/MATHIEU RABEAU) Balthus, «Les enfants Blanchard», 1937, huile sur toile, 125 x 130 cm.

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