Le Temps

KAMEL DAOUD, UNE NUIT AVEC PICASSO

- PAR ÉLÉONORE SULSER @eleonoresu­lser

L’écrivain a joué le jeu: se laisser enfermer dans un musée, seul face aux toiles. De l’expérience est né «Le peintre dévorant la femme», où sexe et interdits se répondent.

«J’ai mis de côté mes appréhensi­ons et j’ai regardé ces toiles, une à une, comme s’il s’agissait de versets»

L’écrivain a passé une nuit enfermé à l’Hôtel Salé à Paris. L’occasion de penser, de rêver, de mêler la question des images, du nu, du sexe, de son interdit, des religions et des extrêmes

Il y a un an, Kamel Daoud a passé une nuit enfermé dans le Musée Picasso à Paris. L’exposition en cours était Picasso 1932. Année

érotique. On pouvait y voir les toiles réalisées tout au long de cette année-là par un Picasso fou amoureux d’une nouvelle et très jeune conquête, Marie-Thérèse Walter. Il la peint dormant, diffractée dans l’acte sexuel, «dévorée», dit Kamel Daoud.

Le journalist­e et écrivain algérien, né à Mostaganem en 1970, regarde cette exposition de tous ses yeux. Sous sa plume, cette «nuit sacrée» au contact de l’art occidental devient une interrogat­ion sur sa culture, une culture qui masque les images et la culture occidental­e qui dévoile, dévore, met à nu. D’où le titre de son livre, Le peintre dévorant la femme.

MILLE HISTOIRES

L’idée d’une nuit au musée n’est pas celle de l’écrivain. Alina Gurdiel a eu l’idée de cette nouvelle collection pour les Editions Stock, après, raconte-t-elle dans un texte de présentati­on, «une expérience surprenant­e» sur l’île de Naoshima, au Japon, où elle s’est trouvée dans un hôtel contigu d’un musée: «En pleine nuit, on pouvait se promener seul dans ce musée. Mon imaginatio­n s’emballait, j’imaginais mille histoires devant les oeuvres. Elles me parlaient à moi seule.»

Le principe est donc celui d’un texte sur des images vues en secret. Des images qui ne figurent pas dans le livre, ce qui parfois manque. Kamel Daoud, auteur notamment de Meursault,

contre-enquête, chez Actes Sud, finaliste du Prix Goncourt et Prix Goncourt du premier roman en 2015, est le premier à signer dans cette collection pour un livre qui dit le regard d’un artiste sur le travail d’un autre artiste.

Celui qui regarde cette nuit-là les tableaux de Picasso leur est doublement étranger. Il est écrivain, c’est un homme de mots et non de regard. Le monde musulman d’où il vient préfère l’écriture à l’image, voile plutôt qu’il ne dénude. «Le musée, dit l’écrivain, est une invention occidental­e, pas orientale.» Et d’expliquer: «La période

ante, celle qui précède l’islam, est dite époque de l’ignorance, el Jahiliya, celle à qui on mit fin par la révélation mais aussi par cet acte fondateur: la naissance d’un Dieu est le renverseme­nt de concurrent­s, du figuratif, du portrait. […] Le figuratif est hérésie mais aussi idolâtrie», explique-t-il.

Et il constate que ce rapport «à l’image et au reflet se retrouvera peu à peu partout, aujourd’hui, dans le pli agité et froissé des actualités. Images caricature­s refusées, peintres en exil mais aussi grande religion du déni qui vivra tout portrait de la société du monde dit «arabe» comme une violence, un complot, une traîtrise.» Pour représente­r le monde, l’islam préfère la calligraph­ie, précise Kamel Daoud, qui affirme au passage qu’elle est elle aussi capable d’exprimer l’érotisme.

L’érotisme justement est au centre de cette exposition de toiles que Picasso peint en 1932. Il est aussi au coeur du regard de Kamel Daoud qui semble convoqué, par procuratio­n, au même festin de chair que le peintre, même si, là encore, deux mondes se rencontren­t et parfois s’opposent: «Si j’ai accepté, c’est pour une unique raison: l’érotisme est une clé dans ma vision du monde et de ma culture. Les religions sont l’autodafé des corps et j’aime, dans ce mouvement obscur de la dévoration érotique, la preuve absolue que l’on peut se passer des cieux, des livres et des temples.»

Néanmoins, il y a une sorte de mystique dans l’érotisme tel que le voit Kamel Daoud. Les tableaux de Picasso sont «une tempête figée sous verre, l’immobilisa­tion d’un ébat. J’ai donc laissé le silence s’installer, j’ai effacé mes tablettes, j’ai mis de côté mes appréhensi­ons et j’ai regardé ces toiles, une à une, comme s’il s’agissait de versets.»

Entre Orient et Occident, entre d’où il vient et ce que le peintre lui donne à voir dans la nuit, en secret, Kamel Daoud ne cesse de naviguer, de réfléchir, de s’égarer. Son livre est un labyrinthe, traversé par des visions et des pensées lyriques, parfois fulgurante­s. En ce sens, c’est une réussite, car le lecteur arpente les pages dans une obscurité trouée par l’éclat saisissant de la peinture saisie par les mots. Il n’est pas sûr que la femme, festin du peintre et de l’écrivain, en sorte tout à fait indemne, même si, dans une vision du petit matin, elle devient l’imam de cette étrange cérémonie.

Il y a chez Kamel Daoud une ivresse des mots, qui parfois s’égare. Mais elle ne va pas sans une verve, sans un imaginaire romanesque – une sorte de récit de fiction se tisse en filigrane tandis que Robinson s’invite dans ses rêveries –, sans une tentative forte et déterminée de penser ce qui réunit et sépare les hommes, jusqu’aux extrêmes, parfois.

 ?? (MIGUEL MEDINA/AFP) ?? «L’érotisme est une clé dans ma vision du monde et de ma culture», écrit l’Algérien Kamel Daoud. Ici, le «Nu couché» de Picasso, peint en 1932.
(MIGUEL MEDINA/AFP) «L’érotisme est une clé dans ma vision du monde et de ma culture», écrit l’Algérien Kamel Daoud. Ici, le «Nu couché» de Picasso, peint en 1932.
 ??  ?? Genre | Récit Auteur | Kamel DaoudTitre | Le peintre dévorant la femme Editeur | Stock Pages | 206
Genre | Récit Auteur | Kamel DaoudTitre | Le peintre dévorant la femme Editeur | Stock Pages | 206

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