Le Temps

CAROLINA KATUN, SUBLIME RÉVÉLATION

- PAR DAVID BRUN-LAMBERT

Croisant jazz, chansons latino-américaine et baroque, la chanteuse mexicano-suisse grandie à Neuchâtel fascine. Son premier disque, enregistré avec le groupe parisien TEOL, vient de sortir sur le label du pianiste norvégien Bugge Wesseltoft

L’affaire débute comme d’autres, plus ordinaires, au cours du dernier Montreux Jazz, où un ami nous parle d’une «fille au talent fou». Carolina Katun? Connais pas. Là, on aurait pu passer notre chemin. Car ici ou ailleurs, au cours des dernières années, combien de fois a-t-on goûté ce discours où il est invariable­ment question d’un artiste prétendu essentiel à nos vies mais qui, une fois patiemment écouté, se révèle incapable de coller un frisson? Sauf que, ici, l’ami en question est un homme aux goûts sûrs. Alors on jette une oreille concernée à Al

Silencio, premier album à venir de la dame. Choc! Le lendemain, on rencontre, impatient, cette voix capable de reprendre avec une grâce perturbant­e Purcell, Robert Wyatt ou le traditionn­el chant vénézuélie­n El Currucha.

On s’attendait à saluer une écorchée? En lieu et place débarque une jeune femme solaire, d’un cool renversant, un poil fatiguée cependant. «Je suis guide des musiciens durant le festival, s’excuse-t-elle. Les nuits sont longues et agitées.» Excusée.

La pluie trempait Montreux le jour de notre premier échange avec la Neuchâtelo­ise. Elle tombe de nouveau quand on la joint par téléphone le jour de la sortie d’Al

Silencio, formidable collection de treize titres épurés portés par un spleen qu’on n’imagine pas animer une artiste de 27 ans: les déchiremen­ts du traditionn­el mexicain La Llorona ou la détresse d’Alfonsina y el Mar, classique de l’Argentin Ariel Ramirez, interprété ici comme ravalé au rang de ses fondations, puis mené d’un coup de reins vers une joie carbonisée. Il y a du Lhasa de Sela chez Carolina Katun. Comme chez l’Américaine, en effet, la gosse originaire du Val-de-Travers possède cette puissance dramatique un peu sorcière qui agit sans qu’aucun recours à un fatras de cordes affectées ne soit nécessaire. Une voix, beaucoup d’espace, un accompagne­ment souvent réduit à des ornements cristallis­és, et c’est assez pour que se déploie ici l’enchanteme­nt.

L’ESPRIT DE L’ARBRE

«J’aime l’économie de geste et de moyen», reconnaît Carolina Katun, dont la fraîcheur et les éclats de rire déclenchés pour un rien en cette matinée glauque tranchent avec la gravité d’un grand disque pudique. Une oeuvre aussi courageuse quand elle s’essaie, par exemple, au répertoire gigantesqu­e du poète porteño Atahualpa Yupanqui, icône des milongas à qui Katun emprunte Al Silencio, chanson meurtrie interprété­e en espagnol et a capella. «J’avais le désir de rendre hommage à certains morceaux clés qui m’ont accompagné­e tout au long de mon chemin, précise-t-elle. J’ai grandi entre un père suisse de langue française et une mère mexicaine qui m’a enseigné la richesse du répertoire traditionn­el latino-américain. Très tôt, j’ai complèteme­nt baigné dans la musique, débutant enfant un cursus en piano classique au conservato­ire, puis bifurquant vers le chant et le jazz, puis enfin le baroque. A 20 ans, en quête de mes racines américaine­s, j’ai mis sur pause une formation en arts visuels commencée à la HEAD de Genève pour partir vivre un an au Mexique. Cette aventure fut fondamenta­le. Par écho, elle est à la source de ce disque.»

«Genève la grise», Carolina la fuit dès son diplôme d’art en poche, rejoignant Paris pour commencer un master en musicothér­apie. «Je voulais comprendre pourquoi le chant fait tant de bien à l’esprit et au corps», détaille-telle. De retour à l’été au Montreux Jazz, où elle est bénévole depuis ses 19 ans, elle s’apprête à y multiplier les rencontres fondamenta­les. «C’est un lieu déterminan­t pour moi, assure-t-elle. J’y possède des souvenirs mémorables, comme cette nuit où, avec une amie, on a demandé à Claude Nobs son titre préféré. Il nous a répondu On the Sunny Side of the Street, chanson enregistré­e par Louis Armstrong ou Lionel Hampton. Je l’avais apprise la nuit même pour l’interpréte­r le lendemain durant une jam-session. Montreux, c’est aussi là où j’ai rencontré le contrebass­iste Nicolas Moreaux et le guitariste Pierre Perchaud, jazzmen parisiens avec qui j’ai fondé le groupe TEOL – «l’esprit de l’arbre» en langue maya. Enfin, c’est l’endroit où j’ai fait écouter une de nos maquettes à Bugge Wesseltoft, lui demandant s’il accepterai­t de jouer sur notre album en préparatio­n.»

FORCE ET SINCÉRITÉ

Le pianiste norvégien, collaborat­eur du saxophonis­te Jan Garbarek et de la chanteuse Sidsel Endresen notamment, fit bien davantage: emballé, il signait

Silencio sur son label OkWorld, division de Jazzland, l’une des plateforme­s emblématiq­ues du jazz électroniq­ue nordique. «La force et la sincérité que l’on trouve chez Carolina m’ont simplement enthousias­mé, avoue Wesseltoft. Son talent et celui de son groupe sont tout ce que j’aime et recherche: une expression pure, directe, universell­e.» Tous fous de Carolina Katun? C’est fort probable. Et ce n’est qu’un début. La Neuchâtelo­ise vient de se produire à New York, à l’invitation de la Jazz Foundation of America.

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(NICO MOREAUX)
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«Al Silencio» (OkWorld/Jazzland Recordings). Carolina Katun & TEOL,

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