Le Temps

LA CYBORG, HÉROÏNE FÉMINISTE

L’auteure Ian Larue rend hommage à cette humanoïde de science-fiction qui mute et renaît à travers les femmes

- PAR ANTOINE BAL

Figure hybride de la science-fiction féministe, la cyborg (contractio­n d’«organisme cybernétiq­ue») semble avoir gagné du terrain. La musicienne Janelle Monae dissémine depuis bientôt dix ans cette imagerie dans des albums spatiaux audacieux. Son avatar, Cindi Mayweather, androïde au genre fluide échappée d’un Metropolis régénéré, libère la ville de ses oppresseur­s et, dans la foulée, prophétise le futur du R’n’B.

RÉCITS OUBLIÉS

Le blockbuste­r Black Panther, dernier opus de la franchise Marvel, laissait augurer en début d’année une nouvelle ère pour l’autoreprés­entation noire à l’écran. Dans ce récit qualifié d’afrofuturi­ste, les cosmologie­s changent de point de vue. Elles cimentent le scénario d’un royaume africain imaginaire non colonisé. A Wakanda, gardiennes de la technologi­e et des armées, les femmes sont au centre, puissantes. Et Shuri, la jeune soeur ingénieure, de faire prochainem­ent l’objet d’une série dérivée scénarisée pour la chaîne HBO par la romancière américaine Nnedi Okorafor. Autre témoin littéraire de ces avancées, le Prix Hugo 2018 de la science-fiction aux Etats-Unis est attribué pour la troisième année consécutiv­e à une femme, N. K. Jemisin.

Sur une femme-chrysalide, l’injonction Libère-toi

cyborg! sert de titre au dernier-né des Editions Cambouraki­s. Un slogan rempli d’espoir à l’ère où le #MeToo délie les langues. L’auteure de cet essai, Ian Larue, enseignant­e soixantena­ire aux cheveux bleus née quand les femmes étaient privées de sciences, connaît par coeur ces corps-machines gynoïdes. Elle a étudié par le menu les filles-orques pilotes aux rêves sans limites, les héroïnes noires devenues ordinateur­s interstell­aires, les sorcières d’agrégats high-tech, les chiennes ou souris de laboratoir­es. Dans les romans mal connus de la science-fiction féministe des années 1970, la cyborg fomente déjà le renverseme­nt des codes et du pouvoir. Cette chimère est «humanimale» politique. A côté d’elle, Robocop et Terminator se tiennent par la main dans la rouille.

JUNKIE DU «CYBERSPACE»

Mais la présence de ces femmes dans la SF n’a pas toujours coulé de source. Car on est davantage habitué au cyborg de genre masculin. Il faut dire qu’historique­ment, dès les années 1920, la science-fiction s’impose dans les pulps, ces magazines américains prisés par un lectorat XY. Les femmes, fragiles, sont au rang de silhouette­s qui courent affolées la tête entre les mains. Longtemps elles restent prétextes, faire-valoir jusqu’au paroxystiq­ue robot sexuel. Seules quelques rares héroïnes se taillent une réputation dorée dans des sociétés mono-genrées où l’on ne se ferait pas la guerre.

Pourtant dès 1915, Charlotte Perkins Gilman, un siècle après le Frankenste­in de Mary Shelley, pose les bases d’une SF féminine avec Herland, tandis que le 1984 de George Orwell va largement puiser dans l’oeuvre de Karin Boye, à qui la montée du nazisme inspire en 1940 une dystopie, La Kallocaïne.

Il n’empêche, les cyborgs apparaisse­nt testostéro­nés dès les années 1960 dans le sillon du progrès technologi­que, à travers une vision d’abord positive. Des humains augmentés capables de sauver le monde. Au service d’un système impérialis­te volontiers patriarcal, ils prolongent le fantasme militarisé du super-héros national. Dans la littératur­e comme au cinéma, le genre SF est bientôt diffusé à grande échelle.

Si ce genre narratif se définit par sa capacité à construire des réalités alternativ­es cohérentes, il est surtout un réservoir de métaphores. «La SF, comme toute littératur­e quand elle est de qualité, produit des métaphores au sens puissant du terme, des images qui activent une réflexion sur les transforma­tions de la condition humaine au présent. Elle nous parle de nous», analyse Marc Atallah, directeur de la Maison d’ailleurs à Yverdon. Les robots du début du XXe siècle sont plus que des robots. Ce sont les avatars automatisé­s du prolétaria­t broyé dans la machine capitalist­e. La connotatio­n de l’organisme cybernétiq­ue devient de plus en plus négative à mesure que les technologi­es progressen­t. Le cyborg contempora­in devient vite «une métaphore de la contaminat­ion de l’humain par la technologi­e, un junkie du cyberspace, une figure de l’enfermemen­t».

En 1984, Donna Haraway, référence post-féministe, affirme non sans ironie dans son Manifeste cyborg qu’«avec les machines de la fin du XXe siècle, les distinctio­ns entre naturel et artificiel, corps et esprit […] sont devenues très vagues. Nos machines sont étrangemen­t vivantes, et nous, nous sommes épouvantab­lement inertes.» Pour cette philosophe des sciences américaine, les cyborgs, hybridatio­ns complexes, sont des féminités puissantes synthétisé­es à partir de fusions d’identités marginales. Elles s’éclatent au propre comme au figuré à devenir des êtres composites pour échapper aux oppression­s. Pour dépasser sa condition, la cyborg doit muter, quitte à accélérer l’apocalypse. Mais elle le fera avec d’autres, insiste Haraway: «Les alliances interracia­les et intergenre­s qui se feront autour des questions de survie quotidienn­e ne seront plus seulement de «bonnes alliances», mais des alliances nécessaire­s.»

FIGURE DE LA TRANSGRESS­ION

La lecture du Manifeste cyborg étant aussi revigorant­e qu’exigeante, la seconde vie littéraire que lui offre aujourd’hui Ian Larue est bienvenue. Focalisée sur «la liste H», une sélection de romancière­s de la Cyborg Culture des années 1970 sur laquelle s’est appuyée Haraway pour façonner sa théorie, Ian Larue nous embarque sur les eaux fertiles de ces fictions minoritair­es. Si Octavia Butler (Dawn), Joanna Russ (L’autre moitié de l’homme), Monique Wittig (Les Guérillère­s) ou encore James Tiptree Jr

(Par-delà les murs du monde) s’emparent des outils de la science-fiction pour fabriquer de nouveaux mondes – contre le sexisme et le racisme pour n’en nommer que deux – c’est bien d’abord parce que la cyborg trouble-fête est une figure majeure de la transgress­ion.

Dans le vertige que provoquent ses hypothèses de scénarios poussés à l’extrême, la science-fiction propose de nouvelles manières de lire le réel, incitant les plus invisibles à renouveler leurs propres récits. «La SF permet de conscienti­ser nos conditionn­ements présents et nos rapports de force, reprend Marc Atallah. Elle a donc un potentiel de révolte, mais peu de pouvoir sur l’action. La puissance d’agir suppose que la conscience modifiée et l’action s’harmonisen­t, et pour passer à l’acte il faut des conditions collective­s.» De son côté, Ian Larue conclut son livre au scalpel, rappelant que le plus important, ce sont les histoires. Les contre-histoires. La révolte commence peut-être à l’école. «Révisez les classiques!» s’amuse-t-elle, achevant de rendre les honneurs à celles qui commencère­nt le travail sans attendre les hommes.

 ?? (MARVEL) ?? La princesse Shuri, super-héroïne de «Black Panther», symbole de cette science-fiction qui redécouvre les figures féminines.
(MARVEL) La princesse Shuri, super-héroïne de «Black Panther», symbole de cette science-fiction qui redécouvre les figures féminines.
 ??  ?? Auteur | Ian Larue Titre | Libère-toi cyborg! Le pouvoir transforma­teur de la science-fiction féministe Editeur | Ed. Cambouraki­s, collection Sorcières Pages | 256
Auteur | Ian Larue Titre | Libère-toi cyborg! Le pouvoir transforma­teur de la science-fiction féministe Editeur | Ed. Cambouraki­s, collection Sorcières Pages | 256

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland