Comment Philippe Huser prépare les palais chinois au chasselas vaudois
«Le goût chinois tend plutôt vers la syrah australienne, autant dire un quasi-jus de fruit. Il faut du temps pour habituer les palais» Restaurateur inspiré à Shanghai, le Vaudois s’est lancé dans le commerce de vin pour accompagner les goûts d’une clientè
C’est d’abord un sourire dans une boule d’énergie. Philippe Huser nous reçoit dans son restaurant à Shanghai, le Napa. L’occasion pour lui de mesurer le chemin parcouru depuis son enfance à Chexbres jusqu’à son installation en Chine, où il dirige l’un des établissements les plus cotés pour les amoureux du vin. «Mes parents travaillaient les deux dans le social et je vivais comme une injustice de ne pas faire pleinement partie de la région dans laquelle je vivais, c’est-à-dire de ne pas faire partie d’une famille de vignerons.»
Jeune, Philippe a la bougeotte, mais pas seulement. Ses parents détectent très tôt une fibre artistique chez celui qui a un grand-père sculpteur en Argovie. A 3 ans, ils décident de canaliser sa créativité en lui faisant travailler le violon. Intensément. Avec la méthode Suzuki, il bûche comme un fou son instrument. Il atteint le conservatoire, tout comme sa soeur aînée, qui aujourd’hui excelle comme alto solo à la Philharmonie de Rotterdam, un des plus grands orchestres du monde.
Ses vingt ans de musique lui ontils donné son premier goût de l’Asie avec cette méthode japonaise si exigeante? «Ils m’ont surtout donné l’attrait de la discipline. Quand je me lance dans quelque chose, je le fais avec méthode. Cela amène aussi de la sensibilité, même par rapport au vin: je participe à des panels où, en une semaine, on goûte 3000 vins et il ne faut pas s’y perdre.» Merci le violon! Philippe a aussi atteint un niveau européen en athlétisme, en sprint et en saut en longueur. Jusqu’à ce qu’il s’arrache, lors d’un relais tout en puissance à la Pontaise, un bout d’os de la hanche. Comme un rappel que l’énergie ne doit pas être désordonnée.
Son diplôme de l’école hôtelière en poche, Philippe Huser fait son premier stage en Asie et tombe amoureux du flux continu des grandes capitales de l’Extrême-Orient. C’est pourtant une mission à Hawaï qui attisera encore plus sa curiosité pour les cultures asiatiques: «Ces deux ans m’ont donné envie de comprendre des gens qui viennent au pays du surf avec des parapluies pour se protéger du soleil.» Il ouvre dix bars à café à Shanghai pour une chaîne américaine qu’il finit par quitter pour créer son restaurant en 2007. «A l’époque, on ne pouvait pas à la fois bien manger et bien boire à Shanghai. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire.»
Celui qui s’est toujours intéressé à l’importation de vin se souvient de sa première opération commerciale. A l’adolescence, son père lui refuse l’achat d’un vélomoteur. Mais le paternel a une très vieille voiture. Le garage lui demande 200 francs pour la débarrasser. «J’ai passé une annonce. Echange voiture contre vélomoteur. J’ai obtenu ce que je voulais.» Avec Karen, sa femme chinoise qui rêvait de se marier avec un chef, ils lancent leur entreprise à la tête d’un restaurant et d’une société d’importation de vin. Les deux for- ment un tandem aussi amoureux qu’entrepreneurial. Active dans la finance, Karen lui ouvre des réseaux et tous deux se faufilent dans la paperasserie chinoise qui se déploie inévitablement face à de tels projets.
Le Napa, c’est un restaurant qui sert surtout de vitrine à une cave extraordinaire conçue pour la clientèle. Le cellier, deux étages plus bas, accueille les plus grands crus du monde. Les clients laissent leurs bouteilles, sur lesquelles Philippe veille avec la plus grande attention. «Les familles aisées ne mangent jamais chez elles, et cela ne vaut pas vraiment le coup pour elles d’avoir une cave à la maison. Je garde leurs bouteilles, que je fais envoyer là où ils me le demandent. Ils peuvent aussi bien sûr les boire sur place.» Le modèle séduit, à tel point qu’une seconde cave ouvrira en 2019 à Shenzhen: «Les locaux travaillent dans le privé, alors qu’à Pékin, et même à Shanghai, beaucoup de cadres sont issus du gouvernement. L’ambiance est plus festive.»
De toutes les barrières, le Vaudois fait des catapultes. Ainsi, quand il ouvre son restaurant, le nouveau gouvernement vient tout juste de lancer sa politique contre les «cadeaux» (comprenez la corruption). «Ce fut au final une opportunité: avant, les gens offraient du vin mais ne le goûtaient pas. Désormais, ils boivent leurs bouteilles et ne veulent plus n’importe quoi dans leur verre.» La route s’annonce toutefois encore longue dans un pays où on apprécie encore de faire ganbei même avec les grands crus, une tradition qui impose de boire cul sec avec des verres de plus en plus remplis durant la soirée. «Les choses changent, les clients apprécient de plus en plus ce qu’il y a autour du vin et du bien-vivre.»
De la méthode et de l’énergie, il en faut à Philippe Huser pour faire venir ses clients au vin. «Le goût chinois tend plutôt vers la syrah australienne, autant dire un quasi-jus de fruit. Il faut du temps pour habituer les palais», nous confie celui qui a été nommé ce mois commandeur des vins vaudois. Dans sa carte, qui compte un millier de références, il compte un petit 2% de vins de son canton. Mais il a une stratégie: «Nos vins se marient bien avec la cuisine chinoise, c’est une opportunité notamment pour le chasselas, qui va avec tout. Il ne disparaît pas, il s’adapte en bouche. C’est un plus.» Le chasselas, il le propose ainsi dans deux menus découvertes avec des accords metsvins qui mettent en avant ce cépage. «Et nos rouges ne sont pas trop tanniques, parfaits pour les Chinois.»
Que reste-t-il de suisse à Philippe Huser? Au bout de dix ans, il a écrit pour la première fois sur la fiche de la douane chinoise dans un avion à destination de la Chine: «Retour à la maison.» Un signe? «La pollution, qui a longtemps été un énorme problème à Shanghai, tend à se résorber. C’est l’éducation de nos futurs enfants qui pourrait nous faire rentrer.»■